« Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait lui-même par la force de son style, comme la terre sans être soutenue tient en l’air […]. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau. Je crois que l’avenir de l’Art est dans ces voies. […] La forme, en devenant habile, s’atténue. »
C’est ce qu’écrit Flaubert à Louise Colet, le 16 janvier 1852.
Développé dans les années 1960 au Japon, le butoo est une danse qui s’inscrit en rupture avec les arts vivants classiques du nô et du kabuki, dont les limites expressives paraissent impuissantes à dire les nouveaux traumatismes de l’après-guerre. Dès sa gestation on le désigne, d’après les thèmes macabres qu’il aborde, de l’expression ankoku-buyoo : « danse de la noirceur » ou « danse du corps obscur ». Formellement parlant, le butoo est fondé par Tatsumi Hijikata, avec lequel collabore Kazuo Oono ; dans les années 1980, au sein de la compagnie Maijuku de Min Tanaka. C’est chez ces deux maîtres que Jocelyne Montpetit développe son art.
Unknown Body, le dernier spectacle de Montpetit, est d’une efficacité et d’une nécessité brutales. Son dépouillement systématique des moyens pour ne conserver que l’essentiel confère une rare pureté à l’expérience. Elle se prive même d’exégèse ; au Délit, elle confie : « Je ne commente jamais mes pièces. » À nous de trouver.
Seule sur scène, elle déploie une force centripète bouleversante : la fragilité mise en scène par son corps tire, à la manière d’un vacuum, tout vers elle. C’est le grand ressac qui vient après un cataclysme… le spectacle lui a d’ailleurs été inspiré par une expérience lors de laquelle le photographe Paolo Porto lui proposait de danser à Aquila, en Italie, dans les décombres d’un séisme qui avait ravagé la région peu de temps auparavant.
« Les murs menaçaient de nous ensevelir à tout moment, relaie Montpetit dans une entrevue pour la revue JEU, c’était un lieu dangereux où il y a eu des morts. On ne pouvait se déplacer qu’escortés. J’ai dansé sous le regard de quelques personnes seulement, je ressentais une grande fragilité au niveau du corps. »
En revanche, ce serait piètre réductionnisme de dire qu’Unknown Body est un spectacle qui ne fait que dire la précarité et l’obscurité du corps humain. Plutôt, c’est l’accumulation des recherches de Montpetit qui livre cet ensorcelant florilège, enfanté d’influences puisées chez les plus grands. Elle y réunit entre autres des éléments de sa mise en scène des Aveugles de Maeterlinck ; des riches textures sonores provenant tant de musique liturgique russe, et Bach que d’Avro Pärt ; des motifs d’Anselm Kiefer et du grand maître de « l’outre-noir » Pierre Soulages. Rappelant ce dernier, Francesco Capitano, conseiller artistique et Daniel Séguin, chargé de décor, installent une massive plaque métallique, un monolithe oxydé suspendu à mi-scène sur lequel Marc Parent, éclairagiste, fait rebondir différents faisceaux de lumière afin de dévoiler une profonde cosmographie dans ce qui, de prime abord, apparaît comme du noir. Soulages aurait dit : « Le noir avait tout envahi, à tel point que c’était comme s’il n’existait plus. »
Caractéristique du butoo, Montpetit se meut avec une lenteur à mi-chemin entre la mobilité et le statuesque ; lorsque les applaudissements à la fin du spectacle font sortir le public de la transe dans laquelle elle l’avait plongé, c’est une série de tableaux qu’il aura traversée. Clairement séparés, chaque « tableau » fonctionne selon une logique inhérente, à la fois évidente et insaisissable. Tous ceux qui se délectent des univers lumineux que recèle une tache d’huile qui macule une flaque d’eau, tous ceux qui savent lire une odyssée dans les dédales d’une feuille chiffonnée sauront s’abreuver du grand art de Jocelyne Montpetit. Avec Unknown Body, elle réalise ce que tant d’artistes –dont l’auteur canonique cité en exergue– ont idéalisé : un affranchissement de la matérialité, de telle sorte que son corps, sa chorégraphie, le décor, la musique se « collent à la pensée et disparaissent ».