Dites gitans, Roms ou Tziganes et tendez l’oreille. Les stéréotypes fusent, l’immigration est un terrain de conflits. En Europe, la stigmatisation se rapproche de la norme, les Roms sont exclus, certains élus français les accusent de « défigurer Paris », comme l’a dit Pierre Lellouche sur la radio RTL le 17 décembre 2013. Le gouvernement français procède à des expulsions massives, comme cela a été le cas lors de l’«affaire Léonarda », et le processus de démantèlement des camps de caravanes est en cours.
Le gouvernement canadien, quoique restrictif au sujet de l’immigration, n’a pas pris de telles mesures draconiennes envers la population tzigane, qui compte quelques 80 000 immigrés sur l’ensemble du Canada. Leur situation semble, ici, un peu moins problématique, bien que les stéréotypes subsistent. Mais à tendre l’oreille, sans préjugés, leur langue musicale est universelle et, lorsque vibrent les cordes d’un violon tzigane, il est difficile de ne pas être transporté par l’énergie ancestrale qui nous parvient. Une énergie qui s’est transmise dans certaines familles où la musique règne depuis des générations. Carmen Piculeata, violoniste virtuose dirigeant l’Orchestre Tzigane de Montréal, est reconnu comme une icône de cette culture.
La semaine dernière, c’est avec Rona Hartner, alors de passage à Montréal, que l’Orchestre a partagé sa mélodieuse fougue. L’actrice-compositrice-chanteuse d’origine roumaine et allemande, qui a joué dans vingt-et-un films et participé à plus de onze albums, débordante d’énergie, est venue se joindre à L’Orchestre Tzigane de Montréal. Composé de Romane Manolache à la contrebasse, Sergiu Popa à l’accordéon, Nenad Petrovic au piano et Mohamed Raky à la derbouka (instrument à percussion en céramique ayant la forme d’un calice), le groupe ainsi formé a fait vibrer plus d’un parquet. « Le vent passe dans les arbres, ça prouve que la fête commence ! D’accord, il passe tous les jours », dit la chanteuse. Rona Hartner, dont la musique est parfois qualifiée d’«Esperanto musical », commence ses concerts comme une invitation à faire la fête. Sur une base tzigane sensible, c’est un mélange harmonieux de styles qui s’offre au public et l’entraîne dans la danse. La salle se réchauffe rapidement et les mains claquent dès les premières chansons. Véhiculant la culture tzigane par le chant depuis 22 ans, elle entend bien discerner « Roumain » de « Rom » et regrette la stigmatisation qu’engendre la presse vis-à-vis d’un peuple mal protégé et peu accepté. Malgré le fait qu’elle n’ait pas les origines tziganes qui ont pu lui être attribuées après le rôle qu’elle a tenu dans le film de Tony Gatlif, Gadjo Dilo, elle porte, par sa voix, la culture des Roms. Certains stéréotypes associés aux gitans se veulent peu flatteurs ; pourtant, leur influence artistique est indéniable, pensons par exemple au Flamenco espagnol.
Le Délit a eu la chance de s’entretenir avec Rona Hartner, avec l’intention d’entendre parler de l’espoir qui réside dans l’art et dans la musique en particulier. La musique, c’est peut-être un moyen d’harmoniser légèrement une société où les différences auraient plus intérêt à se rallier dans le partage qu’à se heurter aux incompatibilités. Sans y chercher l’unique chemin vers l’adoucissement des mœurs, la proximité entre les membres d’un public enivré par une même musique semble porteuse d’espoir.
Le Délit : Vous venez de faire six concerts avec l’Orchestre Tzigane de Montréal ; qu’avez-vous ressenti ?
Rona Hartner : C’était une très bonne expérience de voir que la musique tzigane est très bien accueillie à Montréal. Il s’agit aussi d’une musique roumaine, on a ici un peu de voyage dans tout l’espace balkanique. L’interprétation était très tzigane mais on chantait aussi des chansons traditionnelles roumaines et yougoslaves. La rencontre avec l’Orchestre Tzigane de Montréal était un réel plaisir. J’en avais entendu parler depuis longtemps, je connais Carmen depuis des années et j’avais entendu parler en bien de son orchestre ; et là j’ai eu la chance de les rencontrer et de partager cette expérience sur scène et c’était super, vraiment !
LD : Lorsque vous véhiculez cette musique tzigane, qu’est ce que cela a de particulier pour vous, par rapport à un autre genre de musique ?
RH : J’aime beaucoup cette identité tzigane parce qu’il y a une espèce de folie, une fugue, un désir de vivre des émotions fortes comme par exemple beaucoup de joie, de second degré et de comique parfois mais aussi beaucoup de tragédie. On va à fond dans la souffrance. D’ailleurs, je commence toujours le spectacle d’une façon qui semble très sombre, avec des titres comme des malédictions d’amour ou des chansons d’ivresse parce qu’il faut parfois passer par la mort pour ressusciter ensuite. J’aime bien commencer de très bas, de l’antre de la Terre pour aller amener les gens vers des choses beaucoup plus légères, folles jusqu’à une folie paroxystique. C’est ce qui se passe sur scène et les gens sont très surpris. Ça commence triste et ça finit fou avec beaucoup de décalage, des textes très alertes. Les gens sont contents de ce balancement.
LD : Tout comme Carmen, vous êtes considérée comme « passeuse » de la musique tzigane. Qu’est ce qui stimule votre choix de la musique plutôt qu’une autre forme d’art ?
RH : J’ai un peu répondu à la question précédente, mais ce sont les contrastes qui amènent la vie. La lumière, les ténèbres, enfin tout ce qui existe dans cette musique. J’aime beaucoup, aussi parce que dans les Balkans, on retrouve des particules de la musique tzigane et de ses influences. Le swing, le flamenco, la musique yougoslave, tous se sont enrichis de cette musique-là. Ça veut dire que quelque part c’est un passeport aussi pour les tziganes en disant qu’ils sont véhiculeurs d’une culture que les gens attendent et veulent. Peut-être que c’est un moyen de leur faire une place dans nos cœurs en se disant que voilà, quand ils rencontrent notre culture, ils viennent donner quelque chose et non pas prendre. Ils sont venus apporter. Peut-être que comme ça c’est intéressant de revisiter leur influence en Europe en se disant qu’ils sont passés et qu’ils ont laissé quelque chose derrière eux.
LD : Pour qui chantez-vous ?
RH : Moi je chante pour Dieu (rires). En fait, si on chantait pour les gens, peut-être que ça ne leur plairait pas, on ferait des choses en croyant que ça leur plait, on se dirait « qu’est-ce que je peux bien leur faire ». Moi je chante pour Dieu qui est dans les gens. Ça veut dire que je veux bien rejoindre cette part de sensibilité qui est commune à tous les gens, qui nous unit, qui est dans la joie, le deuil, la vie. J’essaye un peu d’amener de la vie aux gens, c’est ce qui m’intéresse le plus et j’essaye de faire vibrer leur âme. Du coup, que je chante tzigane, du heavy metal ou du jazz, c’est la même chose ! La rencontre la plus importante c’est entre nous, sur scène. Déjà là, il se passe quelque chose, il y a une grande complicité et c’est ce qui est beau et que les gens reçoivent, en fait. C’est un partage, la vie circule.
LD : Pensez-vous que la musique peut permettre d’adoucir les stéréotypes ?
RH : Oui, adoucir, oui. Les enlever, malheureusement, non. D’ailleurs, on ne veut pas non plus enlever tous les stéréotypes. On croit beaucoup que les bohémiens sont des gens un peu fous et joyeux. Dans ces stéréotypes, on y va à fond. Adoucir les stigmatisations, les idées préconçues, surtout cette peur qu’ils viennent pour « chopper » un truc. En fait, pourquoi a‑t-on peur des étrangers ? On pense qu’ils viennent pour profiter du système social, mais ils viennent apporter quelque chose, une nouvelle énergie ! Ils viennent pour faire, pour s’engager, pour connaître, pour apprendre une nouvelle langue. Donc voilà, je pense qu’il faut sortir de cette stigmatisation et bien se rendre compte qu’ils ne viennent pas uniquement prendre mais bien donner. Voilà le message qui m’intéresse.
LD : Par quels gestes pensez-vous qu’il est possible d’atténuer la stigmatisation ?
RH : Peut-être par une meilleure connaissance, une plus grande proximité. Je trouve que, particulièrement aux États-Unis et au Canada, il existe des communautés et des groupes mais il semble y avoir une réelle tentative d’intégration. Si la communauté tzigane vient un jour en grand nombre au Canada, j’espère qu’elle ne deviendra pas juste une petite communauté au milieu d’autres communautés. J’espère qu’elle s’intègrera. Si c’est possible par la musique, par des concerts, des stages de danse, des conférences sur la vie des femmes tziganes ou d’autres choses que je connais, si je pouvais apporter quelque chose, entre autres via tous ces concerts que je propose avec l’Orchestre Tzigane de Montréal, par tous ces vecteurs de culture, je pouvais un peu en parler et ouvrir des frontières, cela permettrait peut-être d’éviter qu’ils soient complètement cloîtrés dans leur petit monde parce que ça ne sert à rien de créer des petits ghettos partout. Moi, je pense : « mélangeons-nous, ça donnera de beaux fruits, de beaux talents. »
LD : Vous retournez à Paris demain, quels sont vos prochains projets ?
RH : Là, je suis en tournée avec mon disque Gypsy Therapy qui peut être trouvé sur iTunes et qui est, je pense, déjà distribué à Montréal. Ensuite, j’ai un lancement de film pour février et on espère être en sélection à Cannes. Je suis aussi en train de produire un album de gospel des Balkans avec une fanfare de Roumanie. Et j’espère venir pour des festivals en juillet. Je connais l’effervescence qu’il y a à Montréal et au Québec en juillet et j’espère avoir des projets avec l’Orchestre Tzigane de Montréal pour les festivals de juillet. En ce moment, une petite tournée mondiale se met en place. »