Il y a quelques années, Antoine Gallimard m’a approché pour éditer les œuvres complètes de Lucien Rebatet dans la Bibliothèque de la Pléiade. Comment?! lui ai-je répondu, mais on ne peut pas faire ça, imaginez la réaction de la doxa, cet auteur n’a pas le droit de cité dans Paris intramuros.
C’est vrai que ce Rebatet (je ne vous parle pas du pâtissier de Marcel Proust, Rebattet) est un personnage encombrant. Comment dire, il fait parti de cette race d’écrivain de la première moitié du vingtième siècle qui a milité ouvertement pour la déportation des juifs dans les camps de concentration, avec ses copains Brasillach, Drieu, Céline, Cousteau et consort.
Pourtant c’était la star à l’époque… C’est lui qui a écrit the best-seller sous l’Occupation ! Les Décombres, en 1942. C’est une grande fresque de la France des années 1930, un pamphlet qui dénonce ceux que Rebatet considérait comme les responsables de la défaite de 1940, notamment les hommes politiques de la IIIe République et les juifs.
À y réfléchir de plus près, c’est peu surprenant qu’il n’ai pas eu le même succès après-guerre, non ? En fait, tout se complique un peu pour notre Lucien national quand il est inscrit, en 1944, sur la première liste noire établie par le Comité National des Écrivains, un groupe d’intellectuels résistants. Dès lors, il est marqué au fer rouge, « À ÉXÉCUTER » ! Il se constituera prisonnier en Autriche, après avoir fuit Sigmaringen, le jour de la capitulation allemande. Jugé, condamné à mort. C’est qu’il ne s’est pas borné à ses Décombres, non, ça aurait été un peu léger. Pendant toute la guerre, il collabore à Je suis partout, le plus grand journal collaborationniste sous l’Occupation. C’est pour cela qu’il sera condamné à mort.
Finalement il est gracié en 1952 et sort de prison. Quelques semaines avant sa libération, Gallimard a publié son roman écrit en captivité, Les Deux Étendards, sous son vrai nom. Inutile de préciser qu’il n’a pas eu le même succès qu’avec son premier livre.
Rayé des listes ! Tout simplement. Son nom, son œuvre, ont été oblitérés par les vainqueurs, à travers le mouvement dégueulasse de l’épuration, qui a touché plus d’un million de Français. Il faut lire à ce sujet la brillante lettre de Jean Paulhan, l’éditeur de Rebatet et résistant, Aux directeurs de la Résistance.
Rebatet ? Connais pas. En revanche, la Résistance avec un grand R, ça je connais. Quel ignoble mythe que le résistancialisme ! Les Français sont passés maîtres dans l’art d’enfouir leur passé. Comment ça les collaborateurs, l’appel au meurtre, à la déportation ? Je ne connais que des résistants, mon grand-père était résistant. Quelle fierté ! Pareil, aux oubliettes les horreurs de la guerre d’Algérie !
Pourrait-on seulement faire une petite exception pour Lucien Rebatet, messieurs les historiens de la littérature ? Un homme lâche, ignoble peut-être pendant la guerre, mais un écrivain de talent avant tout, en plus d’avoir été le plus grand critique musical de l’entre-deux-guerres ? Je pensais que la Littérature était au-dessus des considérations de politicaille, que l’on pouvait faire abstraction de certaines erreurs, de traits sombres devant l’évidence du Texte, devant la beauté des Deux Étendards, devant la grandeur de l’œuvre. Mais je me trompe.
Alors je veux que la France se prenne Rebatet en pleine face, que l’on sorte son œuvre des décombres de la Libération, que l’Éducation Nationale inscrive Les Deux Étendards sur les listes de lectures obligatoires, cet immense roman mystique, drôle, intelligent, le pendant métaphysique de la Recherche de Proust. Il faut que Michel Croz soit aussi connu que Meursault, Colin ou Aurélien. Doux rêve, belle utopie. Et merde, si personne n’en veut, on se le garde pour nous Lucien. Tant pis pour vous !