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L’odyssée de Lars von Trier

Le cinéaste danois présente son opus magnum Nymph()maniac.

la société de production Zentropa

Enfin ! Nymph()maniac est sur nos écrans ! Plus de trois ans après les premières rumeurs concernant le prochain projet du cinéaste danois Lars von Trier, un très long-métrage nous est offert.

Comme tous les films de Trier, il y avait une sorte d’anticipation démesurée. Le plus grand dépressif du cinéma s’attaquant au sujet le plus tabou de notre société (le sexe), ce n’est pas rien. Certains annonçaient un porno soft, avec des scènes non-simulées, un film subversif pour mieux coller à la réputation sulfureuse du réalisateur. C’est mal connaître Lars von Trier, ou plutôt le méconnaître.

Le grand public connaît surtout Trier pour sa conférence de presse suicidaire au festival de Cannes en 2011, où il avouait sa sympathie pour Hitler.

Nymph()maniac est donc le premier film de Lars von Trier à être attendu par le grand public. D’où la vaste campagne de pub, mettant en scène les personnages du film en train de jouir, ne faisant rien pour faire taire les rumeurs d’un petit film de cul, vaguement provocateur. En fait, on ne voit que trois ou quatre personnages en train de jouir en quatre heures ; cela fera des déçu(e)s, surtout ceux qui attendaient, impatients, de pouvoir s’exciter sur Uma Thurman, Willem Dafoe, ou encore Christian Slater, qui ne font que de la figuration, diront certains.

Nymph()maniac n’est pas un film de cul. Afin de démontrer cette affirmation capitale, retraçons la narration du film. Il est divisé en huit chapitres, une prétention intellectuelle que Trier peut se permettre étant donné l’ironie de sa posture. La narration est construite à la manière des grands récits canoniques tels Les Mille et Une Nuits ou Le Décaméron de Boccaccio : le personnage principal, Joe (Charlotte Gainsbourg), est recueilli par un vieux juif (Stellan Skarsgard), encore un topos, et lui raconte son histoire, jusqu’à boucler la boucle pendant l’excipit. La narration oscille entre la chambre du vieux juif, Seligman, théâtre de discussions et considérations intellectuelles entre les deux personnages, et les souvenirs rapportés de Joe, scènes dans lesquelles Lars von Trier réalise avec brio l’exercice difficile de la voix-off.

L’ouverture se fait dans le noir, avec comme trame sonore le bruit amplifié de gouttes d’eau ruisselantes. Les premières images sont un enchaînement de plans-séquences lents et contemplatifs, caractéristiques de Lars von Trier, au milieu de ruelles anglaises, avant de s’arrêter sur le corps immobile de Joe, étendue dans la neige, inconsciente. Si cette entrée en matière a de quoi déconcerter le spectateur de par sa lenteur, le titre « Führe Mich »  du groupe de métal allemand Rammstein vient rompre cette sérénité ambiguë.

Dans le premier chapitre, The Compleat Angler, Joe raconte son éveil sexuel et ses premières expériences, dont le mémorable épisode du train, dans lequel Joe et sa meilleure amie B (Sophie Kennedy Clark) organisent un petit jeu consistant à baiser le plus d’hommes pendant le voyage ; tout ça pour un sachet de chocolats. La fougue perverse de la jeune Joe est remarquablement rendue par la belle Stacy Martin. Son récit est régulièrement interrompu par Seligman, qui montre à travers ses questions et autres anecdotes chargées de symbolisme de circonstance son ingénuité touchante, comme lorsqu’il analyse le dépucelage de Joe avec la suite de Fibonacci, ou encore ses références constantes à la pêche à la ligne, métaphore du jeu sexuel dans lequel l’homme serait le poisson mordant à l’hameçon.

Le second chapitre, Jerôme, est consacré à la découverte de l’amour, sentiment ambigu et destructeur, centré sur le personnage éponyme (Shia Laboeuf), le seul d’ailleurs à avoir un prénom dans la narration de Joe.

Le chapitre trois, Mrs. H, est singulier. Joe y raconte l’enchaînement d’hommes qu’elle voit chaque nuit, sept ou huit selon elle, par roulement. La narration dérape lorsque l’un d’eux, un homme marié, lui déclare sa flamme. Il décide de s’installer avec la jeune nymphomane alors même qu’elle attend son prochain rendez-vous. Vient alors une scène majeure du film, follement surréaliste, dans laquelle la femme du mari adultère, Mrs. H, campée par la brillante Uma Thurman, débarque dans l’appartement de Joe avec les enfants du couple pour leur montrer le lieu des ébats de leur père. Le couple se déchire devant ses propres enfants, l’amante du mari, et le plan cul de l’amante qui vient d’arriver, formant un quadrilatère amoureux absurde, et drôle, forcément. Seligman écoute, incrédule, relativisant la cruauté que Joe s’attribue a posteriori, elle qui a vu une famille se briser sous ses yeux, et par sa faute.

Lorsque la narration revient au temps de l’énonciation, dans la chambre de Seligman, les deux personnages dissertent sur la folie, ce qui amène Joe à son prochain chapitre. Les va-et-vient entre les deux niveaux de narration se font toujours de façon anecdotique : Joe remarque un objet dans la chambre, ou un thème est abordé qu’elle met en rapport avec sa propre expérience. Si le procédé s’use au bout de quelques chapitres, il reste efficace ; quoiqu’il arrive, Lars von Trier ne vise pas l’originalité dans ce cas-là, mais bien à investir un lieu commun de la construction narrative.

Le chapitre quatre donc, Delirium, traite de la folie et de la fin de vie pathétique du père de Joe (Christian Slater), qui finit ses jours pris d’une schizophrénie maladive, qui tranche avec certaines scènes de volupté légère voire comique des trois premiers chapitres. Alors que le chapitre précédent introduit déjà certains éléments du pathos, à travers la colère de Mrs. H, Delirium vire complètement dans le tragique. Les crises de panique du père attaché à son lit d’hôpital sont criantes de vérité, à arracher une larme même aux plus insensibles d’entre nous. Joe assiste impuissante à la décrépitude de son père, satisfaisant sa soif sexuelle de manière mécanique avec des infirmiers de garde.

Le dernier chapitre de la première partie, The Little Organ School, aborde un art cher à Lars von Trier : la musique. Si les références sont assez convenues, la polyphonie de Bach et autre symbolisme musical, la construction de ce chapitre est magistrale. Voulant montrer les différents amants de Joe et la façon dont ils s’articulent, Lars von Trier investit la notion de polyphonie, justement, avec un prélude de chorale de Bach en trame sonore. L’écran est découpé en trois parties (voir photo), qui représentent trois des amants de Joe. Le premier, la basse, est un homme attentionné, respectueux, qui lave la jeune femme au gant de toilette avant leurs rapports. À droite, le second amant, un homme viril qui prend Joe avec fermeté, la dominant, incarne la première mélodie. Enfin, au centre, la mélodie céleste, qui fait de la musique un art corporel, érotique, transcendant, est représenté par Jérôme, l’homme amoureux, qui redonne son côté passionnel à la relation sexuelle. À travers ces trois figures, la vie sexuelle de Joe atteint l’harmonie. La juxtaposition des trois plans, combinés à des images documentaires, avec Bach derrière, est d’une beauté ineffable. Cette séquence clôt de façon extatique un premier volume intime, poétique, sensuel et d’un humour qui transpire l’intelligence et l’autodérision. C’est bien la force de Lars von Trier, cette capacité de distance sur sa propre œuvre ; notons le clin d’œil à la polémique cannoise au détour d’une phrase sur l’antisémitisme, si ce n’est pas à mourir de rire, c’est au moins à sourire.

Le second volume s’ouvre avec le chapitre le plus long du film, The Eastern and the Western Church, s’étalant sur plus d’une heure. Au départ, ce sont des considérations sur le schisme d’Orient en 1054, les différents regards sur la souffrance et le plaisir émanant des deux églises, l’Église catholique et l’Église orthodoxe. À partir de la science de Seligman, Joe raconte ses aventures sadomasochistes et les sévices qu’elle se fait infliger volontairement par un spécialiste de la question. Ces scènes de soumission sont sans aucun doute les scènes les plus violentes du film. Si elles donnent à voir une certaine forme de brutalité envers les femmes, celle-ci n’est ni gratuite, ni cruelle. On pourrait même les interpréter comme une dénonciation de l’objectification sexuelle de la femme par nos sociétés encore fondamentalement patriarcales. Le chapitre ne se résume néanmoins pas au seul étalage des pulsions sadomasochistes d’une nymphomane. Est décrit aussi une femme qui délaisse sa famille, son mari et son fils, qui fuit le domicile conjugal avec le consentement résigné de son homme, Jérôme, devant l’irrésistibilité de ses fantasmes. Un clin d’œil lumineux est fait au premier volet de la trilogie dites de la « dépression », Antichrist (l’autre film composant la trilogie est Melancholia). Dans le prélude de ce film, un jeune enfant s’échappe de son lit à barreaux pour se jeter de façon accidentelle par la fenêtre pendant que ses parents font l’amour. Si vous ne l’avez pas vu, courez sur Youtube la regarder, c’est une des plus belles scènes de l’histoire du cinéma. Dans Nymph()maniac, le petit Marcel s’échappe de son lit et s’approche de la fenêtre entrouverte. Alors qu’il est sur le rebord, son père rentre d’un voyage d’affaires et parvient à prévenir sa chute. Joe, sa mère, était sortie se faire fouetter.

Le chapitre sept, The Mirror, met en scène la dépression de Joe devant l’insatiabilité de son désir sexuel. C’est dans cet épisode que Lars von Trier déploie le plus intensément sa critique de la société et de ses normes. Si cette rhétorique est un peu clichée, elle fonctionne néanmoins dans le ton général du film, notamment en tant qu’exercice de réexploitation des topoi au sein de l’opus magnum.

Le dernier chapitre, The Gun, se perd un peu et fait apparaître quelques longueurs narratives là où les autres chapitres étaient un éloge de la lenteur. Aussi l’action semble assez peu vraisemblable. Joe est engagée par un homme quasi mafieux pour mener des opérations de recouvrement. Sans dévoiler l’épilogue du film, la progression du fatum autour du pistolet est téléphonée, bien qu’habilement menée, dans le respect des codes de la tragédie. La dernière scène est attendue ; on sort avec un petit sourire se disant que Lars von Trier a bien joué avec nous, mais sa critique du patriarcat ne pouvait pas se passer d’une fin aussi détonnante.


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