On peut dire que la soirée avait mal commencé. Pris dans la lecture du dernier Quartanier, La revanche de l’écrivaine fantôme de David Turgeon, je m’étais mis en retard pour la représentation de Nabucco de Verdi à l’Opéra de Montréal, prévue à 19h30. Le temps de repasser une chemise et d’enfiler un costume de circonstance, j’étais dehors, au pas de course, direction Place des Arts. Pressé par les appels incessants de mon collègue, j’arrivais juste à temps, le spectacle pouvait commencer.
Montréal, 2014. Deux jeunes étudiants de l’Université McGill se dirigent vers l’entrée de la salle Wilfried-Pelletier du complexe de la Place des Arts. Quelques instants plus tard, ils se faufilent entre les costumes d’époque et les employés de l’opéra vêtus pour l’occasion d’un bel ensemble deux-pièces couleur ocre, comme la terre de Roland-Garros et la couverture du dernier livre de David Turgeon. « Excusez-nous mesdames ! Merci. Voilà. » Les deux compères sont assis au fond de leur siège. Le temps de lire le mot d’introduction très personnalisé du maire Denis Coderre et le spectacle peut commencer.
Milan, 1842. Des aristocrates en tenue de soirée arrivent au théâtre de La Scala au milieu d’une troupe de soldats de la première division d’infanterie du royaume lombardo-vénitien. Champagne, rires et parures inestimables sont de la partie, comble du snobisme. Nos amis prennent place dans les loges d’époque alors que les premières notes du prélude retentissent. Le spectacle peut enfin commencer.
Jérusalem, 6e siècle avant J.-C. Les esclaves juifs de l’empire néo-babylonien de Nabuchodonosor II se réfugient dans le Temple de Salomon pour échapper aux troupes de l’empereur. Les Hébreux tiennent la fille de ce dernier en otage. Quand il fait irruption dans le temple, le grand prêtre menace de la tuer, mais Ismaël, le neveu du roi des Hébreux, s’interpose, étant amoureux d’elle. Classique schéma de narration lyrique, auquel s’ajoute le type du triangle amoureux, complété par la fille aînée de Nabucco, Abigaille.
Montréal 2014. Entracte. Les deux compères font comme bon nombre de spectateurs pendant cette courte pause et sortent de la salle de spectacle pour aller prendre un verre. S’ensuit un moment de réflexion sur les différents personnages qui composent ce beau spectacle qu’est une soirée à l’opéra ; la petite vieille boulotte qui suit son mari portant un costume mal taillé, le groupe de « jeunes pros » venus à l’opéra comme s’il se rendait dans une salle de cinéma et deux Italiennes qui ont fait un effort, c’est vrai, mais desquelles ne se dégageait qu’une vague senteur d’élégance féminine. Certainement, le public de La Scala en 1842, c’était autre chose.
Étant des jeunes hommes prévoyants, nous avons le temps de discuter du début difficile de l’orchestre, de la synchronisation avec les chanteurs et de la montée en puissance du spectacle au fur et à mesure de son avancée avant la reprise de l’acte II. On remarque des écrans côté cour et côté jardin nous montrant des images exclusives des coulisses. Nous qui n’étions venus que pour le spectacle. Reprise. Veuillez éteindre vos téléphones portables. C’est alors que notre voisin sort le sien, alors même qu’Abigaille se lamente sur scène. Stupéfait, je n’ose lui suggérer de l’éteindre, même si je ne comprends pas pourquoi aller s’enfermer à l’opéra si c’est pour ne pas décrocher du fil de notre monde moderne. J’ai à ce moment-là une pensée pour la femme qui accompagne ce curieux monsieur, me demandant s’il lui prête autant d’attention qu’à l’opéra de Verdi.
La Scala, 1842 ou Babylone, 6e siècle avant J.-C., je ne sais plus. Après l’intrigue amoureuse, place à l’intrigue politique ! Que serait un opéra verdien sans des personnages en quête de pouvoir ? On a droit aux deux sœurs qui, non contentes de se disputer le même homme, se disputent la couronne de l’empire après la mort annoncée du père. Renversement de situation ! Nabucco revient d’entre les morts, sa disparition n’était qu’un bruit qui court, et il reprend sa couronne.
Montréal, 2014. Je saute quelques péripéties — ce sont les joies du sommeil à l’opéra — pour arriver au moment tant attendu, l’hymne patriotique Va pensiero que les Italiens de La Scala auraient chanté tous en cœur, reconnaissant dans le cri des Israélites l’appel du Risorgimento. Ô joie du discours historique.
La Scala, 1842. Après un dénouement alambiqué et avec quelques longueurs (Nabucco s’autoproclamant Dieu, la folie subséquente de Nabucco, sa conversion au judaïsme, la prière collective à Jéhova, le suicide d’Abigaille et la mort inexpliquée du personnage éponyme) ponctué il est vrai par des performances solistes de premier rang, le public est aux anges, à tel point que la vieille duchesse autrichienne s’emporte et lance au ténor une rose rouge depuis sa loge. Il n’en fallait pas moins pour l’énerver. L’acteur confronte l’assistance, et accompagné de ses camarades milanais, il entonne le Va pensiero, que les Italiens de la salle Wilfrid-Pelletier auraient chanté tous en cœur, reconnaissant dans l’appel du Risorgimento, le cri de la liberté. Ô joie du discours historique.
Montréal, 2014. Pendant le rappel de La Scala, le chœur agite des drapeaux tricolores anachroniques. Qu’importe, on n’est pas à ça près. L’historien Roger Parker explique dans un livre sur Verdi publié en 1997 à Parme que la chanson demandée par le public de La Scala est l’hymne à Jéhova et non Va pensiero. Oui, mais si on démontre cette affirmation, que l’épisode tant glosé du Va pensiero n’est qu’une fabrication historique, qu’en est-il du discours sur Verdi comme père de l’unification italienne ? Ma voisine ne se serait sûrement pas écriée « C’est beau ! » à la fin du rappel.
Pour plus d’information : http://www.operademontreal.com/