Je m’excuse tout de suite à la personne qui se reconnaîtra peut-être dans cet article et qui verra que je lui fais une réponse ouverte dans le journal. « Food for thoughts », qu’ils disent. Ce n’est rien de personnel.
Alors : je suis au café, 7h du matin, un peu endormi ; je profite de l’absence de clients pour avancer ma lecture obligatoire de De la littérature (1802), livre de Germaine de Staël. Surtout, j’essaye d’y comprendre quelque chose. Un client arrive, il me dit : « On lit de la littérature classique ? » Je le corrige gentiment : « Oui, je suis dans l’avènement de la modernité ». Rapidement, je lui explique que j’ai de la misère à comprendre les longues phrases complexes de l’œuvre ; que les mots me sont compréhensibles, mais que le sens, moins. Bang badaboum, il me répond : « C’est la mort de la littérature. Pire : la mort de notre culture. »
Ouhla. Minute ! Je veux bien croire que Madame de Staël soit un monument dans l’histoire de notre littérature, qu’elle permette le passage d’un modèle basé sur l’imitation des anciens à une conception moderne de la littérature. Que placé en temps de Révolution française, l’individu passe d’une relation de dépendance envers son vassal à une relation démocratique, ce qui change fondamentalement notre conception envers l’autorité et de ce fait, celle de notre individualité. Enfin, Germaine de Staël est notre héritage, et certes, nous avons toujours une conception semblable de la littérature de nos jours.
Sauf que dire que la baisse de popularité et de compréhension de Madame de Staël équivaut à la mort de la culture, c’est un peu fort de café. Ce qui m’ennuie le plus avec ce propos, c’est qu’il ressasse l’un de ces vieux lieux communs omniprésents de nos jours : celui que la culture d’aujourd’hui n’est qu’une version dégénérée de ce qui se faisait avant. C’est problématique. En effet, ce n’est pas juste une question de style, on ne condamne pas seulement la littérature de nos jours parce qu’elle n’est pas écrite au passé simple ou que ses phrases ne sont pas interminables et d’une complexité si grande qu’elles auraient pu êtres écrites par Proust, Balzac ou Flaubert. Non, en déclamant que la chute de Germaine de Staël équivaut à la chute de la culture, c’est vouloir mettre au centre de la culture des textes qui ont une expression dépassée dans le temps, où les idiomes et les référents ne sont plus aussi immédiatement compris que par le contemporain de De la littérature. C’est concevoir la culture avec un « C » majuscule ; soit comme un lieu aride et difficile d’accès.
Et il faut dire, Madame de Staël n’est que prétexte à cette réflexion. Je m’inquiète des alarmistes qui disent que « plus rien ne se fait de nos jours ». Pour ma part, j’aime encore lire des « vieux » textes médiévaux, qui me permettent de développer une vision de la littérature ainsi que —et c’est peut-être le fond que l’on oublie souvent— de m’amuser. De me divertir. Et puis, regardons ce qui se fait autour de nous : Catherine Mavrikakis vient de publier La ballade d’Ali Baba, Samuel Archibald écrit une littérature de péripéties et d’action qui semble s’inspirer beaucoup de la littérature américaine, Geneviève Pettersen reprend complètement la langue de la littérature en s’exprimant avec celle du Saguenay dans La déesse des mouches à feu. Il y a tout à croire que notre culture est encore en vie. Mais en disant, par exemple, que la non-lecture des textes de Chrétien de Troyes équivaut à la mort de la littérature, il me semble que c’est une mauvaise conceptualisation de ce qu’est réellement la littérature.
Si pour accéder à cette littérature il me faut des années d’études, aussi bien barrer les portes de la tour d’ivoire et ne plus y penser. Soli Deo gloria. Après tous les efforts des auteurs pour élargir le périmètre de la littérature, pour rendre plus accessible la « culture », il me semble que la hiérarchisation des genres (ou des époques) n’a plus raison d’être. Ce qui importe plus que de créer une liste de classiques « à lire avant de mourir », c’est de laisser un plaisir au texte qui n’est pas associé à une nécessité de le lire. Lire Proust parce qu’on a entendu dire que c’était nécessaire de le faire, c’est définir la littérature comme devoir, comme obligation. C’est lui enlever sa liberté. C’est aussi, par le fait même, bannir des œuvres contemporaines parce que la clef pour les comprendre se retrouve dans des textes anciens. C’est rendre inaccessible la culture de notre temps. Et là, on pourrait parler effectivement de la mort d’une culture.