Le tout commence avec une crise, ou plus précisément le souvenir d’une belle grande crise qui surgit dans la tête du narrateur suite à une petite crise. La petite crise, c’est un désenchantement par rapport à sa vie professionnelle à un moment précis : en 2011. La grande crise, qui s’est produite plus de vingt ans avant la petite, c’est une crise existentielle suivie par une grave dépression. Il l’a résolue en devenant un chrétien des plus fervents. Cela n’a duré que trois ans. Ensuite, il a cessé d’y croire pour de bon tout en restant marqué à vie par le sujet en soi et par le besoin d’une constante recherche spirituelle.
Ce narrateur, c’est Carrère, tel qu’il s’écrit, tel qu’il se veut vrai sous la forme d’un personnage de roman. Je fais cette distinction de mise parce qu’il ne faut évidemment jamais croire que le personnage qui s’appelle Emmanuel Carrère dans un roman écrit par Emmanuel Carrère soit le « vrai » Emmanuel Carrère. Il n’y a pas de vrai Emmanuel Carrère pour un lecteur, seulement le personnage du même nom. Pourquoi insister là-dessus ? Parce que c’est le centre d’intérêt de tout le livre.
Ce centre, c’est une réflexion dense et filée pendant des centaines et des centaines de pages qui porte sur la tentative du narrateur de « démonter les rouages d’une œuvre littéraire ». Il s’agit, au-delà des notions factuelles qui ressortent de l’enquête menée par Carrère, de considérer la forme des écrits du christianisme ; c’est à dire, comment sont racontés les faits et gestes de personnages marquants (principalement Paul, Luc et Jésus). Le Royaume lui-même n’échappe pas à cette enquête sur la forme. Ceci permet de relever en partie comment l’histoire du christianisme en est une où l’imagination et la fiction ont joué un grand rôle, ne serait-ce que par manque de documents, souvent détruits ou perdus. Carrère nous présente donc les propagateurs de la Bonne Nouvelle comme des personnages dont il étudie minutieusement les actions et les réactions tout en relevant les particularités des textes à travers lesquels ils véhiculaient leur message.
Il en fait de même avec son propre personnage. Il se dénonce en tant que « bobo » parisien et intellectuel qui a tendance à tout décortiquer, à persifler incessamment ce qu’il considère de haut comme étant vulgaire. Il est marqué par tout ce qui est santé, yoga, célébrité, argent. À côté de tout cela, il y a un autre Emmanuel Carrère, cet homme qui, il y a plus de vingt ans, avait rempli des boîtes de carnets qui contenaient sa propre exégèse biblique, carnets qu’il est en train de relire pour clarifier cet épisode, pour clarifier aussi cette histoire qui a marqué tant de gens et dont il veut comprendre les ressorts.
Le Royaume est un livre effusif qui porte le lecteur à réfléchir tant sur la spiritualité que sur le rôle de la forme dans n’importe quelle histoire. Dans un style net et bien maîtrisé, on nous raconte pour la millième fois comment des hommes en sont venus à croire ce qu’ils croient ou ont cru, mais on se demande aussi « Comment ? », « Pourquoi ? ». Et au-delà de toutes les questions, il y a une vision d’ensemble où tous les partis pris sont analysés et où la sincérité l’emporte sur toute fumisterie d’académicien ou d’érudit qui prétendraient détenir quelque vérité, alors que le narrateur se contente de mettre fin à son histoire en disant : « Je ne sais pas. »