« Les paradoxes sont sans doute aussi des idées communes. Il suffit presque toujours de retourner une vérité banale pour en faire un paradoxe » écrivait Mme de Staël.
Ce n’est pas du paradoxe dont nous parlerons ici, mais plutôt du problème qui s’articule dans les rouages de la commercialisation des œuvres d’art. Qui dit vente dit aussi gagner son pain, et cela, les artistes en ont besoin. Le Délit s’est proposé d’interroger différents acteurs du marché de l’art à Montréal, ville créative, afin de dérouler les rapports qu’ils entretiennent entre eux et de révéler les différentes visions qu’ils portent sur l’art contemporain. Cet article ne prétend pas à la révélation d’une vérité, mais plutôt à l’exposition de divers points de vue. La ligne directrice de cette enquête portera sur une nouvelle plate-forme de commercialisation : le site de location, prêt et vente d’œuvres visuelles en ligne artBangBang.
L’art contemporain, inaccessible ?
« L’art contemporain est souvent vu comme empreint de multiples références sexuelles et dénué d’esthétique, de technique ou encore perché dans des sphères intellectuello-sophistico-incompréhensible », déplore Camille Bréchignac, étudiante à McGill investie dans cette nouvelle plate-forme. Les sélections des musées ne reflètent pas l’entièreté de l’art contemporain. Souvent, une connaissance préalable de l’histoire de l’art est requise, ce qui effraye les néophytes. « L’éducation, au Québec, laisse peu de place à l’art », regrette aussi Mathieu Cardin, artiste émergent. Frédérique Marseille, co-fondatrice de la plate-forme artBangBang est du même avis : « il faut inciter à l’appropriation du patrimoine artistique. » C’est entre autres dans cette optique que le site a été créé : transformer des amateurs en collectionneurs.
Mis en place par Frédérique Marseille et Bassem El Hachem au mois de septembre, la plate-forme de location, prêt et vente d’œuvres d’art visuel propose de démocratiser l’art contemporain à l’instar d’un « Bandcamp de l’art visuel ». La possibilité de prêt qu’offre le site permettrait aux amateurs d’avoir des œuvres sur leurs murs sans avoir à ouvrir leur porte-monnaie (sauf pour établir une empreinte bancaire) et donnerait, par la même occasion, de la visibilité à des artistes jusqu’alors discrets sur la scène montréalaise. Pour Mathieu Cardin, qui ne compte pas parmi les quelque 150 artistes inscrits sur artBangBang, « la visibilité, ce n’est pas de l’argent », et il ne trouve aucun intérêt au prêt. À l’inverse, la position de Frédérique Marseille explicite un rapport direct entre visibilité, popularité des artistes et valeur monétaire des œuvres.
De l’importance des intermédiaires
Le site est ouvert à tous. Les œuvres qui se retrouvent sur la page coup de cœur sont cependant sélectionnées « un peu arbitrairement » reconnaît Frédérique Marseille, car le site est un outil qui peut donner de la visibilité, un intermédiaire qui ne propose cependant pas de gérer la carrière de l’artiste. L’autogestion de celle-ci par les artistes semble leur redonner droit sur leurs œuvres. Pourtant, Mathieu Cardin, qui tire principalement ses revenus des institutions étatiques, n’est pas d’accord : « Je ne suis pas un businessman, je suis un artiste. J’attends des galeries qu’elles s’occupent de me trouver des clients. » En effet, le site Internet peut ressembler à un « court-circuitage » du système de galeries déjà établi. Certains artistes ayant des contrats avec l’une ou l’autre d’entre elles n’ont d’ailleurs pas le droit de s’inscrire sur le site. Néanmoins, la directrice de marketing de la galerie Station 16, Ally Jagodzinski, ne s’insurge pas contre cette pratique, « c’est une excellente façon d’atteindre un large public » déclare-telle.
La plate-forme artBangBang n’en est encore qu’à l’aube de son existence. Frédérique Marseille confie au Délit que le projet a été mis en place avec moins de 5000$ ainsi qu’un considérable investissement de temps. Pour le moment, il n’est pas suffisamment lucratif pour être une source de revenus viable mais repose son espoir sur l’entretien mutuel d’une visibilité avec les artistes inscrits. Le fait d’être un intermédiaire qui provoque des rencontres entre les acheteurs et les vendeurs pourrait devenir fructueux à long terme. Une quinzaine de prêts ont déjà été enregistrés depuis l’ouverture du site ainsi que deux ou trois locations et la même quantité de ventes. L’artiste fixe un prix et artBanBang prend 7% de plus à l’acheteur, à comparer avec les 35 à 50% des petites galeries comme Station 16. Dans aucun des deux cas, les ventes ne sont cachées ou réservées à une élite lors d’enchères organisées par de prestigieuses maisons de ventes comme Sotheby’s ou Christie’s. La proposition de la plate-forme artBangBang aspire à soutenir un marché de l’art à deux vitesses : l’art hors de prix et l’art gratuit par le prêt, ou du moins abordable avec les produits d’art dérivé.
L’objectif d’une plus grande accessibilité est peut-être atteint ; cependant, peut-on la qualifier de démocratique ? Le site Internet de commercialisation offre une alternative sans toutefois renouveler le marché de l’art. Derrière l’idée de prêt et de gratuité ne se cache pas un acte complètement désintéressé. Dans Le Devoir du 30 août, Frédérique Doyon parlait de la « zone d’ombre du système du don qu’il ne faut pas négliger : le jeu d’influences et de relations qu’il sous-tend, par-delà sa générosité. Car tout donateur qui se respecte reçoit en échange de son don un reçu d’impôt ». L’art reste un objet de spéculation sur le marché et ne saurait être uniquement considéré dans son rapport avec le public, dans sa « portée émotive » et dans la façon dont il habite celui qui arbore sur ses murs l’œuvre de tel ou tel artiste émergent. Le site artBangBang propose une adaptation du marché à l’art, reste à savoir si leur développement leur permettra de conserver cette forme presque charitable.