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De la liberté d’expression à McGill

Le JCCF classe McGill parmi les dix pires universités au Canada.

Frédérique Lefort

Le Justice Center for Constitutional Freedoms [Centre de justice pour les libertés constitutionnelles, ndlr] place l’administration de l’Université McGill et son syndicat étudiant, l’Association des Étudiants de l’Université McGill (AÉUM) à la 3e place des dix pires universités de son classement annuel sur la liberté d’expression au sein des universités canadiennes paru le 29 septembre. Le 2014 Campus Freedom Index [indice de la liberté sur le campus en 2014], publié pour la quatrième année consécutive, a noté séparément les administrations et syndicats étudiants de 52 universités canadiennes afin de pouvoir ensuite les classer par ordre de liberté d’expression sur leurs campus respectifs.

Le JCCF est une organisation non partisane dont le mandat est de défendre les libertés constitutionnelles des Canadiens, plus particulièrement la liberté d’expression, notamment sur les étudiants. Pour ce faire, le JCCF offre de l’aide légale aux personnes qui se plaignent d’avoir été victimes de censure et publie chaque année son rapport sur la liberté d’expression dans la sphère universitaire canadienne. Selon Michael Kennedy, coordinateur de communication du JCCF et co-auteur du rapport de 2014, cette dernière est particulièrement importante sur les campus universitaires mais s’y voit souvent compromise lorsqu’il s’agit d’opinions polémiques : « Les universités ont été créées pour être l’avant-bras du libre échange d’idées et, pour pouvoir agir en tant que tel, elles doivent être ouvertes et respectueuses des idées et des opinions controversées », déclare-t-il au Délit. Or, selon le JCCF, la situation à McGill est très précaire en ce qui concerne la liberté d’expression, que ce soit au niveau de l’administration ou de l’AÉUM, qui obtiennent toutes deux un D (donc au-dessous de la moyenne) pour leurs politiques, ainsi qu’un D et un F respectivement pour les pratiques des deux institutions en matière de liberté d’expression. Le doyen à la vie étudiante André Costopoulos commente au Délit : « La liberté d’expression est cruciale au fonctionnement d’une université. Cela [le classement] ne correspond pas à mon expérience à McGill. »

La méthodologie employée

Pour comprendre la note de McGill, il faut connaître les critères d’évaluation utilisés par le JCCF. Le Centre note séparément de A à F les administrations universitaires et les syndicats étudiants sur leurs politiques en matière de liberté d’expression puis sur leurs pratiques. Les critères de la note sur les politiques universitaires sont l’engagement officiel d’une institution vis-à-vis de la liberté d’expression inscrite dans sa charte ou autre document officiel, l’absence d’une clause de ladite charte censurant l’expression sujette à controverse, une politique assurant que les frais de scolarité ne seront pas utilisés afin de censurer les polémiques ainsi qu’une politique ne cautionnant pas les étudiants faisant obstruction à l’expression d’idées avec lesquelles ils ne sont pas d’accord. À ces critères s’ajoutent, dans le cas des syndicats, des règles limitant le pouvoir de l’exécutif quant à la censure des associations étudiantes et lors des élections étudiantes. En ce qui concerne les pratiques des administrations académiques et des syndicats étudiants, elles sont notées par rapport au respect des règles mentionnées ci-dessus.

McGill, mauvaise élève ?

Comment expliquer alors la mauvaise note de McGill, qui semble choquer le doyen à la vie étudiante ? Pour ce qui est de l’université, le rapport dénonce entre autres l’exemple du McGill Daily, que l’administration avait « menacé de poursuivre en justice en affirmant que le journal menaçait les droits de McGill en volant de l’information privée ». En 2012, un article avait révélé des documents confidentiels de l’administration, piratés par le site non universitaire McGillLeaks. Le McGill Daily avait plaidé que les documents publiés avaient déjà été rendus publics avant la parution de l’article. M. Costopoulos nie que cette affaire puisse être un exemple de censure étant donné que « l’administration de McGill n’a pas le pouvoir de censurer le McGill Daily puisque c’est une entité indépendante ». Il ajoute cependant que « si l’université pense qu’une organisation utilise sa propriété intellectuelle, alors évidemment des mesures légales seront prises ».

Le rapport critique également le Bureau de l’éducation en équité sociale et en diversité (SEDE), à l’origine du programme « Espace sécuritaire », qui offre à l’intention des facultés, du personnel et des étudiants des ateliers de formation et de sensibilisation à la discrimination raciale et sexuelle. À ce sujet, M. Costopoulos commente qu’il « ne voit pas en quoi offrir des ateliers est une entrave à la liberté d’expression ».

Quant à l’AÉUM, notée plus bas que l’administration, elle est coupable, selon le rapport, d’entraver la liberté d’expression sur plusieurs plans, comme en tentant d’interdire la tenue d’un événement intitulé « Échos de l’holocauste » organisé par le groupe antiavortement Choose Life et qui comparait l’avortement aux atrocités de l’holocauste. Même si la demande d’interdiction votée par l’AÉUM avait été ignorée, le rapport déplore que l’administration ait par la suite « cautionné la fermeture de l’événement par des manifestants ».

Ce que le rapport critique en particulier dans les pratiques de l’AÉUM, c’est qu’il est arbitraire dans sa censure. M. Kennedy trouve que les groupes censurés sont ceux avec lesquels l’AÉUM n’est pas d’accord : «[…] souvent, les exécutifs des syndicats étudiants se prennent presque pour des dictateurs sur leurs campus […], mais ils sont sujets aux lois du Canada et ne peuvent pas effacer les discours avec lesquels ils ne sont pas d’accord. »

Un classement controversé

Si le classement a conduit à certains changements de politiques de liberté d’expression au sein du syndicat étudiant de l’Université Carleton, le classement du JCCF et ses critères sont loin d’être approuvés par tous. Plus que les critères de classement, c’est sur la notion de liberté d’expression toute entière qu’il n’y a pas consensus. Selon M. Kennedy, le JCCF s’appuie sur la législation canadienne dans sa notion de liberté d’expression : « Le code pénal est clair sur la liberté d’expression : il doit y avoir une menace directe de violence ou de nuisance envers un individu où un groupe d’individus pour justifier la suppression de parole, ce qui n’inclut pas quelqu’un se sentant blessé par les dires d’une autre personne. »

C’est justement avec cette notion de violence que la vice-présidente aux affaires universitaires Claire Stewart-Kannigan est en désaccord. Elle explique : « nous avons une différente conception de la violence, car il y a de nombreuses libertés que l’AÉUM approuve, mais l’expression de haine est violente en elle-même. » Elle ajoute que tout le monde a le droit de se sentir en sécurité sur son campus.

En ce qui concerne le programme « Espace Sécuritaire », Mme Stewart-Kannigan dénonce une attaque sur « ce qui est perçu comme l’agenda malfaisant « Espace Sécuritaire », mais [elle] ne croit pas qu’il soit malfaisant ou qu’il devrait être craint ». Le JCCF ne devrait donc pas compter sur l’AÉUM pour changer ses politiques de liberté d’expression après sa lecture du rapport, puisque leurs deux points de vue sur la liberté d’expression sont entièrement différents. Celui du JCCF, libertaire, suggère que tout peut être dit tant qu’un danger imminent n’est pas percevable. Celui de l’AÉUM, plus interventionniste, affirme que le droit à la liberté d’expression de certains ne prime pas sur le droit des autres de se sentir en sécurité sur le campus.


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