Un large bandeau portant ce message : « S’illles veulent couper, qu’illes commencent par leur tête » m’accueille devant l’Institut du Nouveau Monde. L’instinct héréditaire et l’appartenance à Desautels (en plus peut-être de mon rigorisme en matière d’orthographe) décident immédiatement de mon ralliement : avec l’ordre, contre les socialo-anarchistes encagoulés. La politique est viscérale, identitaire, confessionnelle. C’est donc en abandonnant ma prétention à l’objectivité – d’où le « je » – qu’il me faut aborder le thème de la fiscalité.
Remise en contexte
Le 12 juin, le ministre des Finances, M. Carlos Leitão, ancien mcgillois, annonce la remise à plat du régime fiscal et la création d’une commission d’examen dédiée. Celle-ci est dirigée par M. Luc Godbout, qui doit conseiller le gouvernement via un rapport d’ici décembre. Il a pour objet d’«accroître l’efficacité, l’équité et la compétitivité du régime fiscal tout en assurant le financement des services publics ». En d’autres termes, il s’agit de trouver un plan d’action pour réduire les déficits publics (estimés à 3.1 milliards de dollars pour l’exercice 2013–2014, soit environ 3% du budget ; par ailleurs, le service de la dette y représente 11%). Pour ce faire, la commission a, entre autres consultations, recours à celle des citoyens, « qui doit apporter un éclairage nouveau [aux experts]» selon M. Godbout. Concrètement, les membres de la commission doivent parcourir le Québec et entendre la voix du peuple lors de six forums. Ceux-ci sont organisés par l’Institut du Nouveau Monde – une association spécialisée dans la démocratie participative.
La confrontation avec les manifestants
J’entre dans l’histoire fiscale du Québec en ouvrant les portes du luxueux Complexe des sciences Pierre-Dansereau de l’UQAM, sous des chants appelant à la mort du patronat. Contrairement à mes attentes, le Forum Citoyen sur la Fiscalité Québécoise à Montréal est un événement à la symbolique et à la portée suffisamment fortes pour déplacer une centurie (plutôt soixante-dix manifestants au pic de la soirée) face à l’ « Austérité ». Les manifestants envahissent la salle à plusieurs reprises en scandant des propos inintelligibles mais dont la logique peut se résumer ainsi : le rapport de la commission est déjà écrit (en substance) et donc cette consultation n’est qu’une mascarade. Avec l’appui de pompiers, les invasions sont successivement repoussées à l’extérieur. L’alarme, les sirènes et les gyrophares rouges chargent l’atmosphère, et avivent certainement la fougue révolutionnaire. Le forum se tient dans la rue puisque certains participants débattent avec les manifestants à coups de reproches tels que : « Vous paralysez les citoyens » versus « C’est une consultation publique pour l’austérité, une dépense publique, […] un processus de légitimation ».
Les échanges relèvent généralement d’une lutte pour l’espace sonore plutôt que de l’argumentation ; et des manifestants avouent naïvement avoir rallié le mouvement le soir-même au « souper ras-le-bol » à UQAM, afin de continuer ensuite par une tournée des bars. Néanmoins, certains sont plus renseignés, tel David Sanschagrin (journaliste et étudiant en sciences-politiques) qui dénonce un « rapport pré-écrit » étant donnés les écrits passés de M. Godbout et son appartenance (ainsi que deux autres chercheurs de la commission) au collectif de recherche CIRANO, accusé d’être un « think-tank néo-libéral ». Plus fondamentalement, il critique la méthode comme un « produit d’experts » et non le résultat d’un processus politique. Je m’interroge cependant sur le paradoxe de vouloir défendre la démocratie tout en empêchant un archétype de participation citoyenne d’avoir lieu. Je note en passant qu’il leur a manqué l’argument des potentiels conflits d’intérêt liés à la participation d’acteurs du privé dans la commission : le président de Deloitte Québec et la vice-présidente de la Banque de Nouvelle-Écosse. Quant aux organisateurs : les membres de l’Institut du Nouveau Monde, ils avouent s’être attendus à la manifestation (une autre a déjà eu lieu à Lévy) et tiennent le même constat paradoxal. Enfin, après une heure d’interruption et contre toute attente, le forum débute à l’intérieur. Bilan des hostilités : les deux tiers des participants sont partis ; nous sommes une trentaine.
Le déroulement du forum citoyen
Par conscience professionnelle, je m’assois à la table « fiscalité des entreprise », l’un des quatre axes de réflexion sur la fiscalité. Les autres sont : « équité », « tarification » (ou plus précisément : l’assiette fiscale), et « travail-épargne ». Toutes les tables se rejoignent finalement dans leur grogne sociale, notamment dans le désir de lutter contre les paradis fiscaux, la volonté d’augmenter les recettes de la province plutôt que d’effectuer des coupes supplémentaires, et la nécessité d’imposer plus les (grandes) entreprises relativement aux particuliers. Pour ma part, je constate la difficulté de répondre aux questions précises de l’énoncé en ne connaissant que la Taxe sur les Produits et Services (TPS, taxe fédérale de 5%) et la Taxe de Vente du Québec (TVQ, taxe provinciale de 9.975%). Bien que cela eût pu être décrié comme une influence sur les citoyens, je regrette de ne pas avoir accès au budget de la province ou au rapport sur la fiscalité des sociétés – rédigé par cette même commission, ils sont accessibles sur le site du gouvernement.
Dans l’ombre par absence de chiffres, chacun ébauche de vagues directions à prendre sur des sujets nous concernant – bien sûr en notre faveur – jusqu’à ce qu’un profil plus philosophique à ma table questionne les fondations de la fiscalité, le paradigme de la croissance économique, et la nature même de l’économie. Sans aller si loin, c’est déjà plus éclairés, que nous aboutissons implicitement à trois interrogations majeures. Tout d’abord, nous constatons la tension entre les deux critères qui guident la mise en place d’une fiscalité – non pas la gestion des revenus mais la répartition de la charge – que sont la croissance économique et l’équité. Est-ce que la fiscalité doit simplement minimiser son effet dissuasif sur chaque transaction ou épargne entreprise afin de maximiser la richesse globale ? Ou bien, doit-elle avoir pour but principal l’éducation et la justice dans l’application de ses différents taux ?
Le « philosophe » déconcerte ensuite tout le monde en questionnant l’imposition sur les entreprises. Il suggère que seul le citoyen devrait être imposé ; directement. Si les revenus et le patrimoine des entreprises n‘étaient pas imposés, alors ceux-ci seraient assimilables aux revenus des actionnaires, qui deviendraient personnellement responsables de toutes les dettes de la compagnie. Cela remet donc en question la notion d’identité morale de la société de capitaux (également appelée « société anonyme »), qui permet la dissolution du risque grâce à une responsabilité limitée à la participation (valeur des actions) de chaque associé.
La simplification administrative est évidente, mais deux critiques me viennent à l’esprit. Déjà, quel serait l’impact sur l’entrepreneuriat ? Puis, l’apport de capital ne se justifierait plus que proportionnellement au pouvoir de décision, donc toute participation minoritaire serait défavorable. Ainsi, et, à fortiori, si l’on désire modérer les inégalités de richesses, comment les grandes entreprises verraient-elles jour ?
Enfin, dans ce contexte de forum citoyen, une lutte s’organise naturellement sur la question : à qui doit échoir la responsabilité de décider de fiscalité ? Quelle est la part du citoyen ? Plusieurs voix s’élèvent contre la gestion par les techniciens ; alors que les experts sont assis en face d’eux. Le forum s’achève dans une atmosphère délétère, de révolte née d’une union contre les commissaires gouvernementaux. Moi-même, passablement néo-libéral, me laisse porter par cette contestation populaire.
Vue d’ensemble
C’est le théâtre de la lutte social qui se trame au complexe Pierre-Dansereau. La seconde scène – l’agora face aux Trente ou la vindicte populaire devant les oligarques cois – n’est pas moins acerbe que la première : le blocus des manifestants.
Les participants au forum ne sont certes pas représentatifs de lèensemble de la population montréalaise. Ce sont des membres de la classe moyenne francophone, qui plus est arborant pour beaucoup le manifeste « 10 milliards de dollars de solutions » de la « Coalition opposée à la tarification et à la privatisation des services publics ». Autant dire que si la commission peut être taxée de néo-libéralisme, la coalition qui a insidieusement dirigé la grogne sociale lors des débats peut se faire apposer – ou « imposer » – la critique d’«engagée politiquement ». Néanmoins, jouer sur les extrêmes ne révèle que mieux l’enseignement d’une pièce.
De cette consultation, je ne tiendrai donc pas de modèle particulièrement efficace pour faire évoluer une question économique et sociale comme la fiscalité, ni la concrétisation de l’idéal démocratique ; mais bien le renouvellement de ma conscience politique. Par ce biais, l’objectif de l’Institut du Nouveau Monde est atteint ; chacun s’est exprimé, chacun a joué son rôle.