L’itinérance est depuis longtemps un problème majeur au Canada : selon les dernières statistiques gouvernementales, en 2005, on comptait entre 150 000 et 300 000 itinérants sur l’ensemble du territoire. Malgré le flou des statistiques nationales quant au nombre d’itinérants, la situation est indéniablement alarmante. En particulier à Montréal, où 30 000 sans-abris auraient été recensés en 2006 par le Secrétariat national pour les sans-abris. D’après le rapport de 1987 du Comité des sans-abris de la ville de Montréal, une personne itinérante est « celle qui n’a pas d’adresse fixe, de logement stable, sécuritaire et salubre pour le jour à venir, a un très faible revenu, une accessibilité discriminatoire à son égard de la part des services, a des problèmes de santé physique, de santé mentale, de toxicomanie, de violence familiale et/ou de désorganisation sociale et est dépourvue de groupe d’appartenance stable ».
La situation est de plus en plus préoccupante, puisque selon les différents indicateurs (contraventions, fréquentation des refuges, etc.) le nombre d’hommes et de femmes sans toit ne cesse d’augmenter au Québec.
Dans la rue pour une raison
Les origines de l’itinérance sont multiples. Les ruptures familiales ou problèmes de santé mentale sont des causes parmi d’autres, et prises isolément, aucune ne peut prétendre tout expliquer. Ces 25 dernières années, d’autres facteurs sont venus s’ajouter et n’ont fait qu’amplifier et complexifier le phénomène.
Tout d’abord, la réforme des services de santé mentale au Québec dans les années 1980 a entrainé la fermeture de nombreux lits dans les hôpitaux psychiatriques. Laissés à eux-mêmes, un nombre considérable de patients se sont retrouvés à la rue, avec un suivi médical minime, trop souvent peu adéquat. Ces réformes ont eu un impact important, puisqu’aujourd’hui, d’après un reportage de Radio Canada, entre 30% et 50% des sans-abris à Montréal souffrent de troubles mentaux, et plus de 10% de la clientèle des missions et des refuges de Montréal est diagnostiquée schizophrène, dépressive, ou atteinte de troubles bipolaires. La moindre prise en charge psychiatrique publique ne suffit toutefois pas à expliquer la situation au Québec.
Les problèmes liés à la drogue et à l’alcool ne sont pas nouveaux, mais ils prennent de plus en plus d’ampleur. Ils sont davantage la conséquence du passé et présent difficiles de certains sans-abris que la cause de leur situation. Néanmoins, au-delà du phénomène de dépendance, cette consommation de drogues accentue leur vulnérabilité, dont notamment leur exposition à des maladies comme le sida et l’hépatite.
L’augmentation de la pauvreté est évidement un autre des facteurs principaux de la croissance du nombre d’itinérants. Par exemple, fait tristement étonnant, une grande partie des sans-abris a un emploi, mais ne peut pas s’offrir un logement : d’après le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM) 42 000 ménages locataires à Montréal dépensent plus de 80% de leurs revenus pour se loger, ce qui explique dans une certaine mesure l’ampleur du phénomène. Un véritable cercle vicieux quand on sait qu’il est d’autant plus difficile de trouver un emploi stable sans qualification, sans téléphone ou sans logement.
D’autre part, le contexte familial — et plus spécialement celui des familles dysfonctionnelles — joue un rôle important dans l’augmentation alarmante du nombre de jeunes sans-abris.
Une discrimination sociale chronique
Les sans-abris sont généralement des hommes et des femmes particulièrement seuls, coupés de la société telle que nous la connaissons, isolés des relations humaines. Ils sont livrés à eux-mêmes et perdent souvent tout espoir en des projets plus ambitieux que leur prochain repas. La survie est tout ce qui leur importe.
Ce sont des hommes et des femmes qui sont ignorés ou évités par les passants dans les rues, et pire, qui sont discriminés par les services sociaux et la population en général. En fait, on observe récemment que les sans-abris sont considérés comme des personnes « dérangeantes, non grata et indésirables » dans les espaces publics de Montréal. On a même pu observer à Montréal l’installation de « pointes anti-itinérants » sur le sol devant certaines vitrines, pour empêcher les sans-abris de s’allonger à ces endroits. D’après un rapport du RAPSIM, près de la moitié des intervenants auprès des itinérants interrogés ont rapporté avoir fréquemment entendu des sans-abris victimes d’abus verbaux. En 2009, la Commission des droits de la personne et de la jeunesse observait que les itinérants recevaient un montant disproportionné de contraventions. La majorité des amendes concernaient des actes nommés « incivils », en grande partie puisque les lois concernant l’interdiction de boire en public, de se rassembler en public ou encore de dormir dans les espaces publics sont plus susceptibles d’être violées par ceux qui n’ont pas de logement. Johanne Galipeau, d’Action Autonomie, indique qu’ « en conséquence de toutes ces contraventions, les sans-abris ont fait une connexion entre la police et être escorté en prison ou à l’hôpital. Perdre confiance en le système, cela signifie tout simplement qu’ils arrêtent de demander de l’aide ». Ce phénomène de société conduit ainsi inévitablement au déni des droits et besoins primordiaux d’une partie de la population de Montréal.
Des stratégies de réponses à modifier
Certes, il existe à Montréal une trentaine de refuges où les itinérants peuvent venir se reposer, parfois même prendre une douche. D’après le témoignage de Serge, qui a lui même été sans-abri, il est souvent plus dangereux d’aller aux refuges que de rester dehors. Il nous explique que ce sont « des dortoirs où il peut y avoir jusqu’à dix lits superposés dans une petite pièce. Dès que l’un des sans-abris s’endort, toutes ses possessions lui sont dérobées. S’ils protestent, ils se font battre par les autres sans-abris ; c’est souvent chacun pour soi. Ils préfèrent alors rester dans la rue ».
Le gouvernement s’appuie beaucoup sur ces systèmes de refuges temporaires, et propose également des aides financières. Cependant, les bourses sont bien souvent trop limitées, les services semblent trop superficiels et s’arrêtent à un maintien de pension, de subsistance et d’hygiène. En incluant les besoins de se nourrir, les bourses ne suffisent souvent pas à financer un logement. Selon l’organisation Centraide du Grand Montréal, qui vient en aide aux personnes en situation de pauvreté, « chaque itinérant coûte au gouvernement, en terme de soins médicaux, de temps de prison, et tout le reste inclus, environ 100 000 dollars canadien par an. Il y a 33 000 itinérants en ce moment à Montréal ». Interrogée par Le Délit, Sue McDougall, fondatrice de l’association De la rue à la réussite, rebondit sur ces informations. Elle « pense qu’il leur serait bien plus profitable de les aimer, de les éduquer et de les encourager à réussir (rires)».
En effet, il est intéressant de se demander si des programmes de rééducation et de réintégration ne manqueraient pas à Montréal. Car dans de nombreux cas, les sans-abris ont perdu toute estime de soi. Sue McDougall insiste sur l’importance que l’emploi peut jouer dans le processus de réintégration des sans-abris : « il conditionne le revenu, l’identité, la dignité et l’accès aux réseaux d’information et de contacts. » Cette approche n’est que peu ou pas présente au Canada, et d’après la Chumir Ethics Foundation (Fondation d’éthique de Chumir, une fondation à but non lucratif de Calgary qui vise à promouvoir des politiques et des mesures pour une société plus juste, ndlr), notre pays est l’une des seules nations du G8 sans stratégie essentielle sur le logement et la réintégration des sans-abris.
« La lutte contre la pauvreté doit être menée sur deux niveaux importants. Le premier consiste à créer des ressources pour ceux qui en ont besoin. Le second est de détruire les stéréotypes et préjugés négatifs, et de fournir le respect ». Paul Cargnello, auteur-compositeur et membre de l’association Le Sac à Dos, qui vient en aide aux sans-abris, insiste bien sur cette dernière approche, si importante et si souvent oubliée par le système social. L’itinérant, c’est le jeune homme dans la trentaine à la sortie d’un café qui demande de l’argent ; c’est la personne âgée enveloppée dans des couvertures par terre à la sortie du métro ; c’est aussi la jeune femme qui se drogue, assise sur le trottoir Sainte-Catherine et qu’on évite du regard. C’est surtout l’être humain qui n’a pas eu la chance d’accéder à tous les privilèges dont nous disposons. À l’échelle de l’individu, il est facile de se sentir impuissant, mais c’est un phénomène de société que l’on peut changer tous les jours, à commencer par un sourire, la reconnaissance de la présence de ces personnes, car ces gestes si simples, d’après Sue, « peuvent avoir un impact plus important que l’on ne le pense sur leurs vies ».