« Au Théâtre Denise Pelletier ? Par expérience, ce théâtre-là est douteux ; c’est qu’il a surtout une vocation scolaire…»
Certains amis ont le don de savoir exactement comment me désenchanter des choses qui, de prime abord, ont su m’exciter.
Parce que oui, en principe, une représentation de En attendant Godot, je me fous bien d’où elle est donnée : ça m’excite. Dans une généreuse liste Excel d’événements culturels à couvrir pour la semaine, offerte comme un recueil de merveilles à la Mille et une nuits par la section Culture d’un journal étudiant, le titre En attendant Godot — une pièce écrite en 1948 qui a été jouée, rejouée, archi-jouée — eh bien ce titre arrive toujours à exciter.
Ainsi se déploie l’horizon de mes attentes en entrant au théâtre, à la bourre.
Lendemain. Même heure qu’hier, lorsqu’il lisait l’Excel d’événements culturels. Même endroit.
Usagers de la bibliothèque près de leurs ordinateurs, yeux rivés, mains au clavier.
Quelques feuilles de plus sur le bureau — un dossier de presse.
S’assoit P***, vivement. Il ne sait pas. Il veut s’en aller. Mais il ne peut pas. Pourquoi ? Il attend une forme de libération que lui donnera, il l’espère, la complétion d’un article sur En attendant Godot. Mérite considérable : la représentation a su raviver en P*** un sentiment d’absurdité quant à son existence, sentiment agréablement oublié depuis quelque temps.
Autant dire tout de suite que je remercie mon ami un brin altier d’avoir dédaigné le Théâtre Denise-Pelletier, ayant ainsi abaissé mon espoir au minimum : la pièce étant ce qu’elle fut, je n’en suis sorti pas moins qu’estomaqué.
Mise en scène par Serge Mandeville et la microscopique compagnie de théâtre Absolu Théâtre, la pièce est montée avec des moyens minimes, un peu à l’image du feuillage dépouillé de l’arbre, unique décor scénique. Le fait que cet arbre soit suspendu à l’envers est sans doute la transgression la plus radicale que la production ose apporter au texte de Beckett — de toute façon, on le sait bien, la succession de l’écrivain s’assure qu’aucune représentation de son œuvre ne la modifie sans son consentement.
Ces petits moyens n’ont par contre pas empêché Mandeville de faire jouer la pièce à une distribution dont l’inégalité faisait d’autant plus briller les perles qu’elle comptait. Vladimir et Estragon (Pierre Limoges et Louis-Olivier Mauffette) soutiennent solidement le texte malgré des accents français un brin forcés pour des Québécois. Lucky, le domestique-chien joué par un André-Luc Tessier fraîchement sorti du Conservatoire, donne à voir une brillante virtuosité lors du célèbre épisode où son maitre lui ordonne de « penser ». Les lauriers sont par contre à lancer au fulgurant Pozzo, joué par François-Xavier Dufour. Si son rôle est celui qui permet la plus grande amplitude de jeu — entre fat commandant au début de la pièce et aveugle épave déconfite par la suite —, il sait saisir et exploiter jusqu’au bout les nuances de ces deux états, livrant un numéro magistral, troublant.
Lucky, qui pense : Selon les récents travaux de Testu et Conard de l’Acacadémie de Berne-en-Bresse, on ne… ne… ne saurait justifier la perte-pertinence de tels art-articles de critique théâtrale par d’autres prérogatives que celles de l’express-pression d’une sublimité insoupçonnée d’une lecture de BéBeckett — en l’occurrence, celle qui se joue toujours à la salle Fred-Barry du Théâtre Denise Pelletier jusqu’au 8 novembre.