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« Un département néocolonial »

Le professeur Bernadet répond aux questions du Délit à propos du milieu universitaire.

Luce Engérant

Arnaud Bernadet est professeur au Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill depuis 2010. Ancien élève de l’École Normale Supérieure (Fontenay/Saint-Cloud), titulaire de l’agrégation de lettres modernes, il a enseigné en France à l’Université Paris 8, puis exercé comme maître de conférences à l’Université de Franche-Comté. Il est membre du groupe international de recherche Polart – poétique et politique de l’art.  Spécialiste de Verlaine, ses travaux portent sur la théorie du langage et la théorie de la littérature, spécialement sur la poésie et le théâtre des XIXe et XXe siècles. En lien avec la notion de voix et d’oralité, il travaille actuellement à établir une anthropologie littéraire de la manière dans les œuvres de la modernité. 

Le Délit : Quel regard portez-vous sur votre statut de professeur français au Québec ?

Arnaud Bernadet : « Mes chers compatriotes»… Ainsi posée, votre question est à tiroirs multiples. Elle oblige d’abord à inventer un point de vue sur soi, et par conséquent à penser sa place dans une société qui n’est pas la sienne à l’origine, plus encore ses rapports à une institution, l’université McGill en l’occurrence. État de réflexivité auquel, d’une manière générale, répugnent le savant et l’enseignant, double figure que recouvre la notion de « professeur d’université ». À distinguer absolument d’un côté de l’intellectuel, de l’autre des fast thinkers qui paradent sur Radio-Canada et CBC. Soit que ledit professeur éprouve un dédain profond pour ce genre d’interrogatoire, prompt à l’éloigner des si hautes abstractions de l’activité connaissante, soit qu’il laisse à d’autres le soin de penser ce « statut », notoirement l’appareil académique dont il dépend, qui lui finance ses recherches ou qui le rétribue au quotidien pour ses cours. Servitude volontaire qu’ont bien révélé les événements du Printemps Érable, d’aucuns abdiquant alors leur sens critique élémentaire au seuil de la salle de classe – muets ou consentants par exemple devant l’appel à la délation autorisée par l’administration, les petits rapports sur les agents « séditieux » qui auraient sévi sur le campus, etc. La suite est connue. En 1937, Horkheimer rappelait que la science et, par conséquent, le sujet de la connaissance ne se séparaient pas du processus de l’histoire et de ses tensions sociales, qu’ils participaient directement à des réalités économiques. 

« L’Université McGill est un terrain expérimental du capitalisme cognitif. »

La question se complique néanmoins, à un deuxième degré, par la situation (plutôt que le statut) du professeur comme étranger dans une université du Québec – elle-même singulière par son histoire et sa langue, ses valeurs culturelles et son ouverture résolument internationale. On occupe un bref instant le regard satirique des Persans de Montesquieu, non pas tant à l’endroit de la Belle Province (qu’il n’y a aucune raison d’épargner cependant) que de la France : là-bas – la paupérisation de l’université depuis 1968, un sous-financement structurel aggravé par les réformes de 2007 (loi dite « LRU »), sa logique de plus en plus managériale inspirée par le modèle nord-américain mais doublée d’étatisme et d’autocratisme, ses retards en matière de culture numérique, le manque de moyens et d’encadrement des étudiants, notamment pour ceux qui sont en détresse sociale ou psychologique, des cursus uniformisés depuis le processus de Bologne (1991) mais de moins en moins exigeants (LMD, mastérisation), des atteintes continuelles aux libertés académiques, la bureaucratisation à marche forcée des professeurs, qui les détourne de leur recherche. Il serait naïf toutefois de croire que cette énumération ne contient que des différences qui sépareraient la France du Québec voire du Canada. Si elles ont une histoire propre, ces deux sociétés obéissent comme toutes celles qui figurent répertoriées par l’OCDE à la logique dévastatrice du capitalisme cognitif (Academic Capitalism, voir sur ce point les travaux de S. Slaughter, G. Rhoades et C. Newfield). Et l’Université McGill en est un terrain expérimental. 

À un troisième, et dernier niveau, la question prend une allure dramatisée. Car le professeur français au Québec y est d’abord professeur de littérature française dans un département de surcroît appelé Département de langue et littérature françaises (dans une université anglophone, ce qui ne manque pas d’être piquant). Et non simplement d’Études françaises, d’Études littéraires ou, monstre épistémologique, de Lettres et Communication (voyez l’Université de Sherbrooke, par exemple). Celui-là au contraire ressemble à s’y méprendre à un département de littérature française en France tel qu’on ne l’y trouvera plus d’ailleurs dans quelques décennies. Pour ceux qui nous regardent, l’intitulé est en effet un reliquat de colonialisme, et ce « département d’outre-mer » – si j’ose ! – situé au Québec doit historiquement beaucoup à la « métropole » (à ce sujet, voir l’instructive histoire du DLLF établie par mes collègues Marc Angenot et Yvan Lamonde). S’il est temps assurément de le débaptiser tant il sent cette odeur de moisi qu’on respire dans les églises, en revanche, ce qui m’y plaît c’est que par-delà ses allures réactionnaires – indéniables –, j’y suis au contact de collègues et d’étudiants installés dans la pluralité des langues, des littératures, des cultures : « francophonies » du Sud et du Nord, littératures québécoise, acadienne, franco-ontarienne, littérature française d’Ancien Régime, moderne et contemporaine, pour ne rien dire de la sociolinguistique du français et du rôle pivot qu’y joue la traduction littéraire. En bref : un Département des littératures de langue française. C’est bien cela, non ? DLLF ? Pour quelques années, et malgré ce sinistre tableau, j’y aurai été heureux.

« La mobilité transatlantique peut faire de nos étudiants ceux qui inventeront l’Amérique francophone de demain. »

LD : Que pensez-vous de la renégociation de l’accord bilatéral entre la France et le Québec sur l’éducation universitaire ?

AB : Ma réponse sera inversement très brève. Cet accord bilatéral a son histoire depuis l’entente de 1965, signée au milieu d’une période de croissance, et de mutations rapides des sociétés considérées. S’il (s’)inscrit (dans) une logique de coopération plus étendue, scandée par une série de conventions (1984, 1996, 1998, 2008), qui vise à favoriser la mobilité étudiante, la reconnaissance des diplômes, les thèses en cotutelle, les partenariats scientifiques entre laboratoires et équipes, le geste politique est bien entendu opportun : le flux (qui n’est pas encore afflux) d’étudiants français en direction des campus québécois n’a cessé d’augmenter, même si l’on observe une nette asymétrie, regrettable, trop peu d’étudiants québécois comparativement essaient le chemin inverse. En outre, cette réalité doit être repensée à l’intérieur du processus des « mondialisations » (et non de la Mondialisation – au sens économiste du terme, couramment répandu). Car – toute proportion gardée – comme pour les échanges ERASMUS qui font des étudiants français et européens ceux qui inventeront l’Europe de demain, la mobilité transatlantique peut faire de nos étudiants – québécois et français, ensemble – ceux qui au milieu des Amériques inventeront l’Amérique francophone de demain. Reste à savoir quels principes gouvernent une telle renégociation, si elle se règle par avance sur l’évangile néolibéral, masqué derrière les belles et touchantes déclarations sur la langue et la culture qui unissent France et Québec – ce catéchisme dont Philippe Couillard et François Hollande sont deux adeptes (la gauche française actuelle rivalisant en la matière avec la droite (post-)sarkozyste). Car de quoi s’agit-il ? De renforcer et d’améliorer un cadre existant de coopérations, en subordonnant la formation universitaire aux besoins immédiats du sacro-saint marché, et en transformant nos étudiants transatlantiques en demi-citoyens, ces nouveaux esclaves du Capital ? Ou d’instaurer un libre échange des talents et des pensées de toutes disciplines pour créer dans l’un des espaces francophones un monde alternatif ?


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