Il est difficile de ne pas se poser certaines questions lorsqu’on vit dans une ville comme Montréal. Au printemps dernier, je passais chaque jour par le square Cabot, un parc où l’herbe trop piétinée a laissé place à une étendue de poussière parsemée de bancs délabrés. De nombreux sans-abris y avaient trouvé un refuge temporaire, un groupe éclectique avec qui j’ai pu me familiariser au fil des semaines. Il y avait l’homme qui s’asseyait sur un banc et hurlait à toute voix des séries de monosyllabes variées, celui qui débattait des grandes questions économiques et sociales avec lui-même, le couple qui hélait des compliments aux passants, ainsi que d’autres personnes plus discrètes. Si certains d’entre eux étaient simplement excentriques, d’autres avaient de toute évidence besoin de l’aide d’institutions sociales et psychiatriques. Alors que faisaient ces derniers devant le métro Atwater plutôt que dans un hôpital ou un foyer ? Peut-être qu’ils étaient là de leur propre gré, ou peut-être qu’ils étaient l’illustration même des effets d’un mouvement de réforme du secteur psychiatrique qui a commencé il y a plus de 50 ans au Québec.
Désinstitutionnalisation par vagues
La désinstitutionnalisation, ou réduction des services médicaux dans les institutions psychiatriques, commence dans les années 1960 au Québec. Le mouvement a émergé en réaction aux traitements parfois brutaux administrés aux patients dans les hôpitaux. Le but est alors de leur rendre leur dignité et liberté, et de veiller à ce qu’ils s’intègrent à la communauté. À cela s’ajoutent des motifs économiques : les listes d’attente qui s’allongent et les institutions surpeuplées annoncent une augmentation signifiante des coûts. On pourrait aussi citer l’évolution de l’approche des maladies psychiatriques comme une troisième cause de mouvement. À cette époque, la découverte du potentiel de certaines drogues dans le traitement de ces maladies mène à une ferme croyance en la curabilité de certains types de maladies. Les séjours en institution ne paraissent alors plus essentiels pour certains patients. À Saint-Michel-Archange, aujourd’hui l’Institut Universitaire en santé mentale de Québec, le nombre d’admissions a diminué de 1 481 patients en 1963 à 571 patients en 1970. D’après Françoise Boudreau, auteure de De l’asile à la santé mentale : les soins psychiatriques : histoire et institutions, des personnes sorties de cet hôpital en 1970, 53% sont retournées dans leur famille, 39,8 % se sont retrouvées dans des endroits divers, 4,2 % ont été transférées vers d’autres institutions, et seulement 2,3 % ont été placées en foyer. Ces chiffres montrent l’importance du phénomène dès le début de la première vague de réformes, et le système n’a que très peu changé depuis. Les personnes qui sortent de telles institutions ont besoin de projets de réinsertion sociale ; un soutien qu’ils ne trouvent que rarement.
Cette première vague de désinstitutionnalisation est suivie d’une deuxième vague, de 1970 à 1988. Celle-ci fait partie d’une réforme globale du système des services de santé et des services sociaux. En ligne de mire : la rentabilité des services.
Un soutien absent, des malades toujours présents
À première vue, ces réformes ne paraissent pas être basées sur de mauvaises intentions : redonner leur indépendance aux patients, s’adapter à une situation économique difficile et profiter des avancées de la médecine. Cependant, ce qui marche en théorie peut être contredit par la pratique. Le premier problème, et le plus évident, est que le nombre de personnes souffrant de maladies mentales ne diminue pas en proportion du nombre de lits disponibles en instituts de santé mentale (de 23 612 lits et 78,8% de taux d’occupation dans la province en 1991, à 15 831 et 85,9% en 2012). Ces personnes sont de moins en moins internées, mais les quelques patients qui ont encore accès à ces institutions psychiatriques manquent crucialement de soutien à leur sortie. Le rapport Bélanger de 1973 dénonce « l’absence quasi totale de suivi et de révision concernant les malades libérés du système hospitalier ; l’absence aussi totale de contact avec la famille du malade, avec son employeur, son milieu de vie ».
La rue et la prison comme sorties de secours
Par conséquent, un grand nombre de ces personnes, qui n’ont pas pu être institutionnalisées ou avoir le suivi dont elles avaient besoin à la sortie, finit à la rue ou en prison. Une étude de Côté & Crocker faite à l’Université McGill en 2007 révèle des statistiques alarmantes. Les gens atteints de schizophrénie ou de dépression majeure composent 6,6% de la population totale du Québec, 24% de la population des prisons et pénitentiaires, et 45,2% de la population sans-abris. Jonathan Bacon, bénévole auprès de 5 Days for the Homeless (5 Jours pour les sans-abris) à McGill, constate lui aussi un lien entre santé mentale et itinérance. « C’est un problème courant : l’itinérance est prise dans un étau entre la médicalisation et la judiciarisation. Ce qu’on entend par là, c’est que l’énorme gamme de problèmes vécus par les itinérants est placée dans deux catégories : soit le médical, qui perçoit l’itinérance comme curable par des traitements biomédicaux ou psychomédicaux […], ou le légal, qui place sur les itinérants le même fardeau de responsabilité sociale que nous éprouvons tous – donc, qui “punit” l’itinérance par des contraventions et des nuits au poste ». Jonathan Bacon conclut en expliquant que « peu importe l’approche, les autorités ont tendance à mettre un grand poids sur les itinérants, qui eux manquent de ressources pour s’aider. »
Il n’y a pas qu’au Québec que les proportions de personnes atteintes de maladies mentales en prison et dans la rue sont surprenantes. D’après un rapport du Treatment Advocacy Center, une ONG américaine qui a pour but de faciliter le traitement des désordres mentaux, plus de 356 000 personnes incarcérées sont diagnostiquées avec des maladies mentales sévères, contre seulement 35 000 dans les hôpitaux psychiatriques publics aux États-Unis.
Des pistes pour changer d’approche
La situation qui a émergé à la suite de la désinstitutionnalisation des services psychiatriques québécois n’est donc pas idéale ; on semble être loin des promesses de dignité, de liberté et d’intégration. On ne peut alors s’empêcher de remettre en question l’entièreté de l’argumentaire qui a mené à une telle réforme. L’idée d’une « curabilité » définitive à l’aide d’antidépresseurs, anxiolytiques et autres médicaments par exemple. Si les médicaments peuvent en effet être utiles dans le traitement des maladies psychologiques, il est temps de revoir notre dépendance quasi-complète à ces derniers. De plus, même si les raisons humanitaires qui ont mené à la désinstitutionnalisation étaient valides dans les années 1960, le sont-elles encore aujourd’hui, alors que les pratiques en institution ont grandement évolué ? Et enfin, investir dans des moyens d’intégrer ces individus dans notre société et sur le marché du travail ne bénéficierait-il pas à notre économie ?
Aujourd’hui, le square Cabot est fermé pour travaux. Un kiosque à café y sera bâti, les espaces verts vont remplacer le sol trop piétiné et de nouveaux bancs vont y être installés. Je ne pense pas y revoir les sans-abris que j’ai rencontrés au printemps dernier, et j’ignore où ils sont à l’instant présent. Ce que je sais, c’est qu’ils ne sont probablement pas en institution ou en foyer. Mais je sais aussi que cette situation peut changer pour le meilleur à condition d’une prise de conscience du problème, à l’échelle de la ville comme à l’échelle globale.