Le public montréalais avait déjà eu l’occasion (notamment en 2012, avec Vertical Road) d’être témoin du travail d’Akram Khan. Le diffuseur Danse Danse et le Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts prolongent cette visibilité en programmant iTMOi, dernière création en date du chorégraphe britannique. Pas la peine d’y aller par quatre chemins : il s’agit là d’une grande pièce qui transcende majestueusement une double contrainte générative. D’une part, il y a le nombre intimidant des réécritures du Sacre du printemps : comment passer après le chef‑d’œuvre démentiel de Pina Bausch, le tour de force compositionnel et esthétisant de Sasha Waltz, le Sacre libidinal de Preljocaj ? Et Béjart ! Et Chouinard ! D’autre part, la concordance des temps ; comment réécrire, aujourd’hui, un ballet centenaire dont le sujet – les rites païens russes – est à la fois primitif et atemporel ?
Khan contourne ces difficultés par un dispositif aussi évident que fuyant ; celui de l’originalité. Ainsi, le chorégraphe se démarque du florilège des reprises du Sacre en évacuant de son spectacle non seulement la musique originale, dont il ne reste que trois notes fugitives, mais aussi sa trame narrative. iTMOi, comme l’explique son créateur, s’intéresse plutôt à un univers mental, à « ce à quoi pourrait ressembler l’esprit de Stravinsky ».
Une des problématiques majeures de la danse contemporaine est l’hybridation des formes. Cette dernière échoue sous l’action de certains artistes qui, en proposant non pas un métissage mais une démonstration de métissage, finissent malheureusement par renforcer les clivages entre les danses. iTMOi, en revanche, réussit ce pari : le spectateur est témoin, simultanément, du kathakali indien, du butô japonais, de certaines figures du breakdance new-yorkais et du pantomime.
Parler du travail d’Akram Khan c’est donc, avant toute préoccupation conceptuelle ou dramaturgique, parler d’une gestuelle. Ainsi, iTMOi marque la souveraineté du mouvement organique en danse contemporaine. Le mouvement des danseurs (virtuoses) est puissant et circulaire. Les ensembles millimétrés sont pulsionnels. La chorégraphie, elle, n’est pas articulée par la logique linéaire du fameux « et 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 ». Dans iTMOi, chaque mouvement est un « 1 », chaque déplacement est une fulgurance, chaque geste est, pour reprendre le terme de Deleuze, balistique.
Si in The Mind of Igor n’est pas une « pièce bien faite », du fait de l’absence de liant entre chaque scène, elle tombe néanmoins sous le régime du conte, avec son lot de personnages types. On reconnaît (entre autres grâce à un superbe travail sur les costumes) la reine, on aperçoit les servants, on devine le fou du roi. Ce qu’extrait Akram Khan de cette structure, ce sont des invariants sociologiques : les luttes sociales, la reproduction des schémas de domination par les dominés eux-mêmes. On se souviendra, longtemps, d’une grandiose scène de torture, dans laquelle un des sacrifiés, immobilisé par dix longues cordes, est traîné puis fouetté avec une cruauté qui n’a d’égal que la perfection de sa chorégraphie.
Il faut cependant le dire, iTMOi ne révolutionne ni ne scandalise le monde (de la danse). Le Théâtre Maisonneuve n’est pas celui des Champs-Elysées, et 2014 n’est pas 1913, comme en témoigne la très consensuelle (mais si émouvante) ovation debout et les quatre rappels qui ont suivi la représentation. iTMOi n’est pas un chef‑d’œuvre, ce qui ne l’empêche pas d’être un opus magnum.