Au risque de paraître pédante, je dois dire qu’avant de voir Sommeil d’hiver du réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan (dont le titre original est : Kis uykusu, 2014), je n’avais jamais achevé le visionnement d’un film avec l’impression aussi nette d’avoir tout juste terminé la lecture d’un roman russe.
Et je ne dis pas cela sous prétexte qu’on ne peut pas comprendre cette œuvre sans avoir lu les nouvelles de Tcheckhov, qui ont servi de source d’inspiration pour le film, à en croire le générique. Je dois cependant dire que ce qui m’a frappée, au-delà de l’histoire qui progresse lentement mais dont l’intérêt est plus qu’anecdotique, ce fut le choix d’une esthétique que je ne saurais qualifier autrement que de « réaliste » — malgré tous les pièges que renferme ce terme fourre-tout. Il fallait pourtant que le film ait produit un sacré effet de réel pour que j’en vienne à oublier que les acteurs parlaient turc, ce qui m’a incité plusieurs fois à décoller mes yeux des sous-titres et à rater de ce fait des bouts de conversation.
Il me semblait qu’une banderole se déroulait sous mes yeux, me révélant, à chaque nouvelle scène, une infinité de détails qui servaient à composer cet univers, tous présents dès le début du film comme à l’état latent. Car c’est exactement ce que ce film est parvenu à créer à mes yeux : un univers. Celui d’un village reculé dans les collines de l’Anatolie, et d’un hôtel où logent de manière permanente Aydin, un acteur retraité devenu journaliste, propriétaire des lieux, sa sœur Necla, divorcée, qui lui reproche d’écrire des articles à propos de sujets auxquels il ne connaît rien, et sa femme Nihal, qui ne l’aime plus et qui dédie tout son temps libre à des activités caritatives pour tromper son désœuvrement.
Au-delà des conflits familiaux qui parsèment les scènes d’étincelles sans jamais exploser — comme cela arrive trop souvent dans les œuvres inspirées par l’esthétique du soap opera —, l’univers de ce film de Ceylan s’étend principalement à la famille d’un des locataires d’Aydin, laquelle se voit menacée d’expropriation en raison d’un retard important dans le paiement de son loyer. Là encore, l’effet dramatique contenu dans cette histoire n’aboutit pas non plus à des actions d’éclat, en dépit de la violence qui sous-tend l’ensemble de leurs rapports, de l’accident que faillit créer le fils du locataire en lançant une pierre sur la voiture d’Aydin dès l’ouverture du film, jusqu’au mépris final avec lequel le locataire accueille l’importante somme d’argent que lui offre secrètement Nihal, sans expliquer pourquoi elle cherche à leur venir en aide.
Évidemment, de tels choix esthétiques ne sont pas près de satisfaire tous les goûts, et si je suis heureuse que ce film ait été apprécié, comme en témoigne la Palme d’or qu’il reçut à Cannes, je trouve cela guère étonnant que plusieurs critiques se soient plaints de sa longueur, qui couronna également le festival du haut de ses trois heures et seize minutes. Une perte de temps ? À vous d’en juger.