Il n’y a pas qu’au Québec que la langue française se parle, s’enseigne et plaide pour ne pas être ensevelie. Les francophones des autres provinces et territoires du Canada portent le flambeau, malgré la prédominance assurée de la langue anglaise. Minorité avérée, l’existence de leur parler est en péril. D’Ouest en Est, en passant par le Nord, ils sont confrontés à des refus de subventions de la part des gouvernements, peu soucieux de soutenir leur cause. C’est le cas du Yukon qui, à l’heure actuelle, plaide devant la Cour suprême du Canada. La décision qui sera prise à la suite de cette affaire risque fort de sceller le sort de beaucoup de francophones hors-Québec… Que fait le Québec dans tout ça ?
Même langue, même combat ?
Le 22 septembre 2014, la Procureure générale du Québec indiquait qu’elle déposerait un mémoire pour prendre position par rapport au litige entre la Commission scolaire francophone du Yukon (CSFY) et la Procureure générale du Territoire du Yukon. Il est question de donner plus de largesse aux critères d’admission des élèves à un enseignement en français dans le district scolaire du Yukon et le gouvernement du Territoire refuse de subventionner une telle pratique. Le cas peut paraître anodin et lointain mais il est au cœur des enjeux linguistiques du Canada et du Québec d’aujourd’hui. La langue française lutte pour sa survie au Canada, elle est, de fait, minoritaire. Le problème, c’est qu’elle est majoritaire au Québec, les lois qui visent à préserver les minorités linguistiques ne protègent donc pas le français lorsqu’il est à l’intérieur de la province… Le Délit, rare minorité francophone au Québec, s’est penché sur ce dossier de la Cour suprême du Canada afin d’essayer de comprendre les motivations derrière l’intervention du gouvernement québécois qui lui a valu un titre déconcertant dans Le Devoir du 22 janvier : « Québec s’oppose aux minorités francophones ». Refuser l’accès à l’enseignement en français à une minorité pour protéger cette même langue justement parce qu’elle est minoritaire, le propos semble contradictoire.
Requêtes
Les revendications de la Commission scolaire francophone du Yukon (CSFY) concernaient trois points : premièrement, l’agrandissement de l’École Émilie-Tremblay, qui est la seule du Yukon à dispenser un enseignement public en français, pour être en mesure d’accueillir tous les élèves qui sont admissibles à l’école de la langue officielle minoritaire. Deuxièmement, la CSFY demande le droit de gérer l’admission de personnes qui ne correspondent pas aux critères expressément mentionnés dans le Règlement sur l’instruction en français du Yukon. Et enfin, d’avoir les pouvoirs de gestion.
Pourquoi la Cour suprême ?
Le Juge de première instance avait décrété que la Procureure générale du Yukon était obligée de satisfaire aux requêtes. Le verdict a été remis en question par la Procureure et l’affaire est passée aux mains de la cour d’Appel du Yukon qui a donné raison au gouvernement du Yukon. La CSFY s’est alors tournée vers la Cour suprême du Canada.
Le Règlement sur l’instruction en français du Yukon a donc été mis sur la table, en regard de la Charte canadienne des droits et libertés. Selon la CSFY, les articles 2, 5, et 9 du Règlement, qui indiquent les critères d’admissibilité à l’éducation en français, contreviennent à l’article 23 de la Charte car ils sont trop restrictifs et ne prennent pas en compte l’interprétation qui doit être faite des articles de loi selon les circonstances. La contradiction proviendrait de l’interprétation que l’on peut faire de ce fameux article 23 qui donne le droit, selon certains critères d’admissibilité, à l’enseignement public dans la langue minoritaire. « Pour la minorité francophone, une porte du para-article 23(2) est nécessaire pour freiner l’effet de l’assimilation et assurer le développement des communautés francophones hors-Québec », plaide la CSFY auprès de la Cour suprême.
Il faut trancher
Les gouvernements fédéraux devront-ils financer les écoles des minorités linguistiques pour que celles-ci puissent accueillir des élèves qui n’ont pas le droit de s’y inscrire selon le Règlement ? Le gouvernment du Yukon est-il tenu d’interpréter l’article 23 en tenant compte de la souplesse du para-23(2)?
Deux questions constitutionnelles sont formulées par la Cour suprême du Canada le 21 août 2014 : Y‑a-t-il, en effet, une contradiction entre les critères d’admissibilité à l’éducation en langue française au Yukon et l’article 23 de la Charte des droits et libertés ? Si oui, l’atteinte portée par le Règlement trop restrictif peut-il se justifier dans une société libre et démocratique en vertu de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés ? L’appel est lancé, réponde qui veut.
Le Québec dit « non », dès la première question
Le 21 janvier 2015, le gouvernement du Québec intervient dans l’affaire, sans y être obligé, et prêche pour sa paroisse qui semble n’être manifestement pas la langue française au Canada mais bien la langue française au Québec. Près de 1 700 francophones vivent au Yukon, indique ce jeudi Le Devoir. La langue française hors Québec compte au moins 1 090 305 locuteurs, selon un recensement de la population effectué en 2011 par Statistique Canada. À l’échelle du Canada anglophone, 4,3% de la population parle, en fait, le français à la maison. Au Yukon, le pourcentage s’élève à 5,1%.
Ces chiffres représentent une minorité mais en aucun cas une absence de francophones ni d’intérêt pour la langue. F.L., avocate de profession et médiatrice accréditée, formule une inquiétude : « sans l’appui du gouvernement et des commissions scolaires, ces communautés francophones sont appelées à disparaître. Le milieu familial peut difficilement soutenir à lui seul la survie et l’enrichissement de la langue française des générations futures. » C’est justement sur ce terrain que les derniers jours se jouent. Les décisions qui vont être prises risquent de remettre sur la table un vieux débat, d’autant plus que le Yukon n’est pas le seul à livrer bataille, « les francophones de la Colombie-Britannique, de l’Alberta, de la Saskatchewan et des Territoires du Nord-Ouest sont, eux aussi, devant la cour de dernière instance dans des dossiers semblables » annonce le même Devoir.
Cause collective
Si le cas du Yukon fait jurisprudence, les principes qui seront établis vont lier la cour suprême pour tous les cas similaires, « à moins que les autres provinces soient en mesure de plaider des éléments distinctifs », tempère F.L., tout de même peu convaincue du bien-fondé de l’intervention du Québec dans ce litige. En prenant position pour une application stricte de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, le gouvernement du Québec semble avoir tourné le dos à bon nombre de ses concitoyens au front des luttes pour la survie de la langue française au Canada.
Ce que dit l’article 23
Intitulé « Droits à l’instruction dans la langue de la minorité », l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés est applicable à toutes les provinces et concerne l’enseignement public. Il stipule qu’un parent, citoyen canadien, a le droit d’inscrire son enfant au primaire et au secondaire dans la langue officielle minoritaire d’une province, mais ne sont admissibles à ce droit que les enfants dont l’un des parents est lui-même allé à l’école, sur le territoire canadien, dans cette langue — française dans toutes les provinces, sauf au Québec où la langue minoritaire est l’anglais.
Il stipule aussi que les Canadiens dont au moins un enfant a reçu, ou reçoit, son instruction en français ou en anglais au Canada, ont le droit de faire instruire tous leurs enfants dans cette langue. C’est ce dernier point, 23(2), qui est soulevé par la CSFY, celui qui serait sujet à une interprétation plus large afin de permettre une porte d’entrée vers l’enseignement en français au Yukon. Cela permettrait, selon la CSFY, de réparer les torts de l’assimilation. Dans sa plaidoirie, elle rappelle les Ordonnances historiques du Yukon en matière d’éducation : « Après la création du Yukon en 1898, il était illégal d’enseigner en français, ce qui a mené à près de 100 ans d’assimilation. » L’effet principal du Règlement favoriserait l’assimilation en diminuant le nombre d’étudiants admissibles de génération en génération.
Le 23, épineux pour le fleurdelisé
L’article 23, quant à lui, a fait jurisprudence quant à son objectif avec les arrêts Mahe et Arsenault-Cameron : « il vise à maintenir les deux langues officielles du Canada ainsi que les cultures qu’elles représentent, et à favoriser l’épanouissement de chacune de ces langues, dans la mesure du possible, dans les provinces où elle n’est pas parlée par la majorité [et] à réparer les inégalités crées par des injustices passées. » Comme l’explique Claude Ryan dans la Revue du Barreau où il consacrait un article à « L’impact de la Charte canadienne des droits
et libertés sur les droits linguistiques au Québec » en 2003, l’interprétation de l’article 23 a déjà généré plusieurs litiges. Les établissements d’enseignement en langue minoritaire doivent être accessibles pour les étudiants admissibles lorsqu’ils représentent un nombre suffisant. De fait, l’article 23 a entrainé une rectification, en 1993, de la Charte de la langue française, la Loi 101, parce que ses articles 72 et 73 entraient en contradiction avec l’article 23.
« Tandis que les minorités francophones des autres provinces furent avantagées par plusieurs arrêts des tribunaux, le Québec fut forcé de faire machine arrière en relation avec certaines dispositions de la Charte de la langue française […] La compétence législative des provinces en matière d’éducation a été directement affectée par cette disposition […] Ce processus fut particulièrement pénible pour le Québec, vu que ni le gouvernement de l’époque ni l’Assemblée nationale n’avaient souscrit à la Charte canadienne et encore moins à la manière dont elle fut adoptée », écrivait en 2003 Claude Ryan, l’ancien Ministre responsable de l’application de la Charte de la langue française de 1990 à 1994. Il avait perçu avec justesse les problèmes que l’avenir aurait à traiter et prévenait que le calme observé était peut-être superficiel et temporaire. Le processus de mondialisation, où l’anglais occupe une place prédominante, ne rassure pas les défenseurs de la langue française. Il explique aussi qu’au Québec, « la majorité elle-même existe et se perçoit comme une minorité dans le grand tout canadien et nord-américain, [elle] accorde donc la première importance aux droits linguistiques de la majorité et […] a souvent tendu à réduire les droits reconnus à la minorité », si paradoxal que cela puisse paraître.
S’ils touchent au 23, on est faits !
Le Québec n’a pas offert son soutien aux francophones des autres provinces, soit, mais sa décision repose tout de même sur une volonté de promouvoir l’épanouissement du français. Le butin qu’auraient pu remporter les autres Canadiens-francophones était bien maigre à côté du risque de perdre les acquis linguistiques du Québec, c’est du moins ce qui semble justifier son intervention controversée dans cette affaire. En 22 pages contenant quelques 102 points où les répétitions ne se font pas discrètes, la Procureure générale du Québec reconnaît l’importance d’une des visées de l’article 23 qui est de réparer les torts de l’assimilation subis par les minorités francophones du Canada, mais ne démord pas pour autant : « La position de [la Commission scolaire francophone du Yukon] reviendrait à permettre aux représentants de la minorité de modifier substantiellement les catégories des titulaires des droits de l’article 23, ce qui devrait plutôt requérir un amendement constitutionnel, indique le mémoire du Québec, [de tels pouvoirs] pourraient également être revendiqués par les membres de la minorité anglophone du Québec. […] En revendiquant ainsi le pouvoir de définir à sa guise de nouveaux critères d’admission aux écoles de la minorité, [la Commission scolaire francophone du Yukon] remet en cause non seulement cette compétence législative exclusive, mais modifie aussi le compromis constitutionnel que traduit l’article 23 de la Charte canadienne. »
Ce compromis, le Québec y tient, car l’article 23 est interprété, à l’heure actuelle, de façon à restreindre l’accès à un enseignement anglophone dans la province — l’article 59 de la Loi constitutionnelle de 1982 exempt le Québec de l’alinéa 23(1), c’est à dire qu’il ne suffit pas d’avoir pour langue maternelle l’anglais pour être admissible dans une école publique anglophone, alors qu’inversement, pour avoir le droit d’accès à l’enseignement en français dans les autres provinces, il suffit que ce soit la première langue apprise. C’est d’ailleurs l’un des arguments soulevé lors de l’intervention du Québec. Conserver les acquis et éviter de compromettre « le fragile équilibre de la dynamique linguistique québécoise » se présentent comme les valeurs qui ont primauté sur la solidarité dans la quête de reconnaissance et d’épanouissement linguistique. Statu Quo, à voix haute
L’article 23, selon Claude Ryan dans l’article cité plus haut, était « conçu pour régler un problème qui se posait au Canada, il visait donc à changer le statu Quo. » Or, un peu plus de dix ans après la publication de l’édition spéciale de la Revue du Barreau sur la constitution et la Charte et donc 30 ans après sa mise en vigueur, le Québec semble prendre ses dispositions pour défendre non plus la langue française, mais le fameux statu Quo. L’article 23 a‑t-il été si difficile à avaler et à digérer que le Québec ne veut plus le remettre en question ? M.T., poète engagé, est troublé : « je trouve difficile de défendre l’usage du français au Québec en me disant que c’est pour la bonne cause, qu’il représente une minorité en danger, une langue en voie d’extinction, lorsqu’on voit sa réaction devant le Yukon qui appelle à l’aide. »
Menace réelle ?
Si le cas faisait jurisprudence, que la porte-ouverte para-23(2) s’offrait aux provinces anglophones, le Québec ne pourra-t-il pas avoir recours à son statut distinctif ? C’est du moins la province la plus susceptible de le faire valoir. En 2003, Claude Ryan conseillait déjà au Québec de « se montrer plus sensible aux répercussions de ses politiques linguistiques sur les droits linguistiques des minorités francophones dans les autres provinces et les Territoires et aux implications de ses politiques pour la qualité de ses rapports avec le reste du Canada. »
En 2015, au lieu de remettre le plat – indigeste semble-t-il – sur la table, la Procureure générale du Québec termine son intervention volontaire par : « La reconnaissance d’un tel pouvoir aux représentants de la minorité nuirait à la protection du français dont la vitalité bénéficie non seulement aux Québécois, mais aussi à l’ensemble des francophones du Canada. » L’intention reste sujette à conjectures, mais sacrifier les locuteurs dispersés au profit d’un bouclier à l’intérieur même de la forteresse n’est manifestement pas une stratégie qui fait l’unanimité.