« Pourquoi êtes-vous venus en retard ? » demande, menaçante, Mme Smith à ses invités, les Martin. La phrase résonne étrangement en moi. Outre le fait que je sois un retardataire compulsif, ce qu’il y avait de plus délicieux dans cette réplique, c’est qu’au même moment je me faufilais entre les sièges de la salle Denise-Pelletier pour trouver le mien, étant arrivé en retard avec mon camarade de sortie. Est-ce un délire de persécution, un hasard surréaliste ou bien la coïncidence de l’art et de la vie qui fait se mêler constamment ma situation personnelle et les œuvres que je côtoie ? La question se pose.
En tout cas, nous sommes arrivés en retard, donc je ne suis pas en mesure de commenter le premier non acte de cette anti-pièce. La Cantatrice chauve de Ionesco est en effet la pièce par excellence du théâtre de l’absurde, montée ad nauseam dans le monde entier mais qui fait toujours son effet depuis sa création au Théâtre des Noctambules en 1950. Le texte est publié quatre ans plus tard au sein du recueil Théâtre I de Ionesco chez Gallimard, avant d’être reprise au Théâtre de la Huchette en 1957, où les représentations se poursuivent sans interruption depuis.
L’avantage d’une pièce telle que La Cantatrice chauve, connue et reconnue, c’est qu’elle valorise la mise en scène. En effet, le texte étant déjà plus ou moins connu du public, cela permet de se concentrer sur les choix de mise en scène et les effets qu’ils produisent. Le texte en soi est immanquablement comique ; c’est au metteur en scène de transcender le texte et de révéler des effets insoupçonnés.
Aussi arrivais-je (en retard) avec beaucoup d’attentes. Surtout que j’avais encore en tête la mise en scène d’Anton Golikov au Théâtre Sainte-Catherine l’année dernière, que j’ai eu la chance de couvrir pour Le Délit, qui est sans conteste la meilleure mise en scène que j’ai vu de La Cantatrice chauve. Il y avait dans cette mise en scène – bilingue – tellement de trouvailles, de jeux de scène, de risques et d’imagination que j’y suis retourné une seconde fois le surlendemain.
Il y avait, dans la mise en scène de Frédéric Dubois – c’était la troisième fois qu’il montait la pièce – de bons effets, qui mettaient en valeur les répétitions dans le texte, ainsi que le rôle de l’amnésie dans la constitution des personnages, comme ma scène favorite des retrouvailles des époux Martin, de Manchester. Un plateau vide n’était peut-être pas le choix de décor le plus judicieux, mais il collait avec l’ambiance asilaire qu’il contribuait à créer. Une des dimensions les plus réussies de la mise en scène de Dubois est l’insistance sur le côté dérangé des personnages, des personnages sans histoire, ou sur une histoire qu’ils ont oubliée, s’en racontant justement, des histoires, pour s’en sortir et passer le temps.
La pièce prête évidemment à rire, de par la force du texte, et des rires s’échappaient effectivement de la salle Denise-Pelletier, même si la mise en scène n’a pas assez exploité le côté loufoque et complètement barré du texte, de mon humble avis de retardataire.