Nous exposerions-nous à un cataclysme aussi terrible qu’imprécis en ne réduisant pas les dépenses publiques de façon drastique ? D’où vient donc cette idée que l’équilibre budgétaire du gouvernement est une condition incontournable au maintien d’une économie prospère ?
Les chercheurs Carmen M. Reinhart et Kenneth S. Rogoff, dont l’étude intitulée Growth in a Time of Debt (Situation déficitaire et croissance économique, ndlr) a servi d’assise théorique aux programmes d’austérité, reconnaissent depuis le mois d’avril 2013 que les calculs qui établissaient un lien entre la croissance de la dette publique et le ralentissement de l’économie étaient fautifs et qu’il est statistiquement impossible de déterminer qui, d’une dette élevée ou d’une mauvaise croissance, est la cause de l’autre.
Ce que l’on sait par contre, c’est que les aveux de Reinhart et Rogoff n’ont pas provoqué de questionnement chez les défenseurs des politiques d’austérité quant à l’efficacité des mesures qu’ils préconisent pour relancer l’économie, et ce, malgré les exemples patents d’échec que sont les pays qui les ont appliquées, pensons aux cas de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal.
Lorsque ni nos observations préalables, ni le résultat de notre expérimentation ne viennent supporter notre hypothèse, c’est qu’elle est fautive. Continuer à défendre une hypothèse invalidée par les faits, ce n’est plus faire de la science.
Ainsi, ce n’est pas un hasard si le discours qui défend la « rigueur » budgétaire l’associe à un comportement responsable, lui-même placé en opposition avec le caractère irresponsable de ceux qui autorisent, voire qui défendent l’utilité de l’endettement public en tant qu’outil de développement. Ces associations font écho à une logique moralisatrice tout droit sortie de l’éthique protestante, laquelle veut que la pauvreté matérielle d’un individu soit le résultat de sa faillite morale. La responsabilité de sa situation incombe donc entièrement à l’individu qui en est victime, ce qui justifie sa mise à l’écart (voire à l’amende) par le groupe des « justes ». Ce type de raisonnement aboutit à un court-circuitage du débat politique puisqu’on ne peut peser les avantages et inconvénients d’une proposition qui fait l’objet d’un jugement moral.
Culturellement, cette conception de la « responsabilité » se situe à des années-lumière du modèle québécois de la solidarité, selon lequel chaque individu contribue au groupe à la hauteur de ses moyens et reçoit à la hauteur de ses besoins.
Politiquement, le Québec s’est déjà débarrassé des politiciens qui confondaient la visée des politiques étatiques avec leur volonté de réformer la morale publique (qui se souvient des cours d’économie familiale?). Nous avons baptisé ce moment de notre histoire la Révolution tranquille et nous en tirons une grande fierté.
S’il est une lutte que nous devons mener ce printemps, c’est bien celle de préserver cet acquis précieux : l’autonomie du politique du champ de la morale. Il est primordial pour la santé du débat démocratique que soit maintenu un espace de discussion libre de l’opposition entre « responsables » et « irresponsables » qui réduit le débat démocratique à un conflit entre « justes » et… les autres.