« Si vous voulez continuer à travailler comme journaliste, c’est une servilité totale envers Poutine. Sinon, ça peut être la mort, le poison, ou un procès – selon ce que nos services spéciaux, les chiens de garde de Poutine, jugent approprié. » Voici ce qu’écrivait en septembre 2004 Anna Politkovskaïa pour le Guardian, sur ses craintes d’une rechute dans une « abysse soviétique ». Quelques jours plus tôt, la journaliste russe avait survécu à une tentative d’empoisonnement ; elle parlait en connaissance de cause. Quelques années plus tard, elle sera abattue dans l’ascenseur de son immeuble à Moscou. Des trois châtiments qu’elle évoquait, Anna Politkovskaïa n’a jamais eu droit au procès.
Elle écrivait pour le petit journal d’opposition libérale Novaïa Gazeta (fondé entre autres par l’ex-soviétique Mikhail Gorbatchev, en 1999), et de temps en temps pour le Guardian. Alors qu’elle n’était que la treizième journaliste assassinée depuis la consécration du président Poutine en 2000, c’est son nom qui s’est le plus ébruité. Anna Politkovskaïa était connue parmi les rares critiques du Kremlin pour ses récits de la guerre de Tchétchénie, de ses bombardements et camps de tortures, des enlèvements, et de la corruption. Son autre sujet de prédilection était le gouvernement Tchétchène sous le premier ministre pro-russe Ramzan Kadyrov, le manque de transparence, les nombreuses et opportunes disparitions… Politkovskaïa considérait que l’impuissance du peuple russe, désinformé, face à un système de justice qui cultivait l’impunité des autorités, était au centre du problème de la Russie de Poutine. Elle était un symbole pour ceux qui la connaissaient dans son pays de plume, où elle était bannie de la télévision.
On a longtemps ignoré qui était coupable de l’assassinat de la journaliste. En 2014, soit huit ans après les évènements, cinq hommes ont été inculpés dans l’affaire. Deux d’entre eux, dont le meurtrier et l’homme responsable de l’organisation de l’exécution, ont été incarcérés à perpétuité. Les trois autres ont reçu des peines allant de douze à vingt ans pour leur participation plus indirecte. Quatre de ces hommes proviennent de la même famille tchétchène. Cependant, nombreux sont ceux qui considèrent que justice n’a pas été faite : le commanditaire du meurtre reste inconnu. Il pourrait être au Kremlin comme il pourrait être un haut fonctionnaire du gouvernement tchétchène. Quelques jours avant de mourir, Anna Politkovskaïa avait publiquement traité Kadyrov de « criminel ». Elle avait aussi provoqué de nombreuses frictions au sein du Kremlin scindé en groupe, sa mort aurait pu être le résultat d’une vengeance.
Politkovskaïa restera un nom accolé à l’idée d’État dans l’État russe, à la corruption et au manque crucial d’une quelconque liberté de la presse dans la Fédération. Le doyen de la Faculté de journalisme de l’Université de Moscou, où Politkovskaïa avait étudié, a commenté à la suite de son assassinat : « l’honneur du journalisme russe a été tué. »