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Nous venons en protecteurs

La peur du terrorisme pave la route à Big Brother.

Matilda Nottage

Au lendemain du crash de l’A320 de Germanwings, « l’hypothèse terroriste », bien que non privilégiée par les experts, a très vite trouvé un grand support sur Internet. Même maintenant que l’enquête pointe du doigt la piste du suicide, l’adjectif « terroriste » continue d’être utilisé par beaucoup pour parler du copilote dépressif. Celui-ci, dans le cas où les soupçons des enquêteurs seraient avérés, est effectivement un meurtrier ; son acte reste isolé cependant, sans aucune revendication particulière, et ne semble donc pas mériter l’appellation de « terroriste ». Que son acte ait vocation d’instaurer un climat de terreur sans être lié à une organisation, est-ce suffisant pour parler de terrorisme ? Du moins donne-t-il l’occasion de se pencher encore une fois sur la question et sur les mesures que les gouvernements prennent, se nourrissant de la crainte inspirée par les actes violents perpétrés contre la population. Tout attentat n’est pourtant pas terroriste.

Durant les dix dernières années, de nombreux gouvernements se sont targués de défendre la sécurité nationale en s’arrogeant de nouveaux droits. C’est ce qui justifie le projet de loi C‑51 sur les pouvoirs d’enquête au 21e siècle. Si dans ses principes il peut sembler approprié, dans l’application le texte est trop vague pour permettre le contrôle de l’exécutif et de ses agences fédérales. Il peut paraître raisonnable que le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) ait le droit d’enfreindre certaines lois dans le cadre de la lutte antiterroriste. Qu’il puisse le faire avec le simple accord d’un juge et sans qu’aucune commission parlementaire ne puisse surveiller les faits et gestes de ses agents est simplement une aberration.

Une aberration que les Québécois semblent pourtant accepter à présent, malgré leur opposition initiale à des projets de loi donnant trop de pouvoir aux agences fédérales. Pourquoi ? Outre les attentats ayant visé le Canada, les attentats de Paris ont eu un grand impact émotionnel au Québec, où beaucoup de citoyens sont sensibles aux malheurs des « cousins français ». Ce qui expliquerait que 74% des Québécois interrogés entre le 2 et le 5 février 2015 sont d’accord avec ce projet de loi. Le sondage a été réalisé auprès du grand public dans l’ensemble des régions du Québec pour Le Devoir et publié le 7 février. 

Le fait qu’une majorité de citoyens acceptent le projet C‑51 ne le rend pas plus légitime cependant. Il n’est fondé ni dans le droit, ni dans l’équité, ni dans la justice – principes de base de la légitimité selon le Larousse. C’est d’ailleurs ce que la chef du Parti vert, selon le Journal de Québec, remet en cause. Le parti propose 60 amendements au projet de loi, dont « le retrait du mot “légitime” de la section “bizarre et obscure” de l’article de C‑51 portant sur les manifestations et l’expression artistique ». En opposition avec les principes de la Charte canadienne des droits et libertés, la loi sur les pouvoirs d’enquête est aussi un moyen légal facile pour stigmatiser certaines initiatives citoyennes plus que d’autres, notamment celles des dits « éco-terroristes» ; il n’y a donc pas de principe d’équité qui vaille. Quant à la justice, elle se base sur les deux premiers principes ; la loi C‑51 est donc une loi injuste.

Donner plus de pouvoirs à l’exécutif n’est pas la voie à suivre ; celui-ci dispose déjà de nombreux moyens, tels la loi C‑36, et savoir s’appuyer sur ces outils pourrait déjà éviter des bavures comme l’affaire Maher Arar.

Le Canada n’est pas le seul pays où le terrorisme justifie, selon certains, l’augmentation des pouvoirs « spéciaux » de l’État. Au Japon, le gouvernement Abe tente actuellement d’imposer un projet de loi sur le secret d’État, malgré l’opposition grandissante des citoyens japonais. Afin de « préserver la sécurité nationale », l’exécutif aurait le droit de faire taire les voix trop dérangeantes. 

Que font les citoyens ? Assez peu de choses en règle générale. D’où le mérite de ceux qui luttent. La SASPL (Students Against Secret Protection Law) organise, à l’aide de slogans dans un anglais douteux et de manifestations pacifiques, la résistance. Un mouvement jeune, relativement peu populaire dans une société japonaise en mode « pilote automatique » selon les mots mêmes d’un de ses membres, Aki Okuda ; mais malgré les moins de 4000 « J’aime » sur leur page Facebook, nos confrères japonais continuent de manifester, quitte à ce qu’on leur dise de « retourner étudier sagement ».

« Retournez étudier. » Voilà l’éternel refrain adressé à tout étudiant qui tente de se faire entendre, quel que soit le motif de sa protestation, au Canada comme au Japon. Pourtant, il s’agit bien de notre avenir, et il est donc légitime que les étudiants aient voix au chapitre. Si nous voulons un État qui respecte sa propre Constitution, il faudra bien que nous fassions valoir nos droits nous-mêmes. Remettre la menace terroriste à sa juste place est le premier pas. Étudier oui, mais l’esprit critique que l’on aiguise à l’université doit bien servir aux citoyens que nous sommes.


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