La démocratie serait le pire des régimes à l’exception de tous les autres, entend-on parfois. Un régime qui diffuse le chaos au Moyen-Orient, qui laisse la place aux populismes en Europe et en Amérique, qui se fonde sur le nombre plutôt que sur la raison… Comme l’a si cyniquement résumé Pierre Desproges, prince des humoristes : « Il faut savoir, bande de décadents ramollis de téloche et de pâtés en croûte, que les Grecs sont à l’origine du pire des maux dont crève aujourd’hui le monde civilisé : la démocratie. »
Les partis, « cette lèpre »
Passons sur l’humour et réfléchissons avec Simone Weil, philosophe française de la première moitié du XXème siècle, morte en Angleterre auprès du Général de Gaulle pour avoir refusé de se nourrir plus que les maquisards et les Français rationnés, et ce malgré sa santé fragile. Parmi ses derniers écrits, la « Note sur la suppression générale des partis politiques », qui fut éditée par Albert Camus après sa mort, propose de réinsuffler la morale, et donc la justice, au cœur de la démocratie. En d’autres termes, elle propose de refaire du bien le seul critère devant guider les décisions collectives, car « seul ce qui est juste est légitime ». Mais comment peut-on avoir une conception commune du bien dans des pays comptant des millions d’habitants ? La réponse tient en un point : pour que le juste et le vrai triomphent, il faut supprimer les partis politiques.
La proposition a de quoi choquer : que faire de la diversité des opinions, du débat démocratique ? N’est-ce pas verser dans le despotisme que de vouloir supprimer les partis ? Bien au contraire. Simone Weil estime cette suppression nécessaire pour trois raisons : d’une part, les partis sont pareils à des « stupéfiants », en ce sens qu’ils sont des machines à fabriquer des passions collectives (NSDAP, je me souviens). D’autre part, les partis sont leurs propres fins : plutôt que de lutter pour les idées et le bien, le parti cherche à acquérir et conserver le pouvoir, il se considère comme une totalité plutôt qu’une « partie ». Cela nous mène au troisième point, le plus développé par la philosophe : le parti ne substitue pas seulement sa croissance au bien, il exerce aussi une pression sur ses membres, les formate. On ne pense plus que selon une ligne idéologique : « en tant que libéral…» Ainsi l’homme de parti est en état de mensonge, vis-à-vis de lui-même et de ses électeurs, puisqu’à l’intérêt général il privilégie une ligne idéologique. Si il s’affranchit d’elle il perd tout. Ce n’est plus le règne de la vérité mais de la posture.
De la vérité avant toute chose
Simone Weil nous invite donc à abandonner les partis pour laisser place à « la lumière irrésistible de l’évidence », celle de la raison universelle. Elle propose de substituer l’écoute de soi et des autres aux clivages figés et artificiels qui ne servent qu’à la conquête d’un pouvoir dénué de sens.
Mais le texte de Weil ne se borne pas à une critique. Fidèle à elle-même, la philosophe propose des solutions, des pistes. Elle souhaite l’abolition des étiquettes, et que la politique soit conçue selon des alliances mouvantes, entre hommes et femmes partageant des sensibilités communes plutôt que le désir d’obéissance à des diktats. Ainsi, les décisions devraient germer dans des revues ouvertes et non partisanes, où le pouvoir serait inféodé aux idées, et où « l’obligation de la pensée » redeviendrait enfin maîtresse de « l’opération de prendre parti ». Cela paraît peut-être utopiste, ignorant des exigences pragmatiques de la politique. Pourquoi abolir un système qui a tout de même accompli de grandes choses ? Car il est rongé par le mal, selon Simone Weil. En agitant les passions, en ne cherchant que leur propre expansion et en imposant une manière de penser au détriment d’une exigence de penser les partis rongent la démocratie. S’en défaire est donc nécessaire pour redonner sens à la politique.