Depuis quelques semaines, l’intervention russe en Syrie – officiellement dirigée contre les combattants de l’État Islamique (EI) – attire l’attention des médias internationaux. Les thèses abondent quant aux motivations réelles de Moscou, d’un soutien stratégique au régime syrien, allié traditionnel de la Russie dans la région, à la recherche d’un regain de popularité du président Poutine, jouant sur la fibre patriotique alors que s’estompe progressivement l’«effet Crimée ». Mais dans un contexte économique de plus en plus difficile pour la Russie, toujours soumise aux sanctions occidentales consécutives à l’annexion de la Crimée en mars 2014, une telle intervention militaire – forcément coûteuse et risquée – interroge surtout sur les attentes du Kremlin en termes économiques. Dans cette première partie de notre dossier sur les aspects économiques de la politique de la Russie en Syrie, nous allons nous pencher sur la situation de l’économie russe après la crise ukrainienne, et nous interroger sur l’inquiétante augmentation de ses dépenses militaires.
Une faiblesse structurelle aggravée par les sanctions
Si le PIB russe a affiché des taux de croissance élevés ces quinze dernières années (entre 5 et 10% par an, si l’on met de côté la crise financière mondiale de 2008), l’économie du pays n’en est pas moins restée structurellement faible. Cela tient d’une part à son addiction marquée à une rente pétrolière et gazière, source facile de devises étrangères, mais aussi aux variations imprévisibles. Le cours du baril de pétrole brut a été divisé par plus de deux entre avril 2012, où il atteignait 120 dollars, et aujourd’hui, où il stagne à 50 dollars. Avec un secteur primaire hypertrophié, l’économie russe est dépendante de ces revenus (l’exploitation des ressources naturelles constitue un cinquième de son PIB). Mais le budget de l’État est d’autant plus dépendant des cours des énergies fossiles, financé pour moitié par les revenus du pétrole et du gaz. C’est autant de moins à dépenser pour atténuer les conséquences sociales de la récession auprès des plus vulnérables, ou pour mener des politiques de relance de l’économie.
Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, le taux de croissance de la Russie a chuté de près de 4 points, pour se retrouver aujourd’hui à ‑1.9%.
La faiblesse structurelle de l’économie russe tient également à celle des institutions nécessaires au bon fonctionnement de toute économie de marché, ainsi qu’à l’existence d’un climat peu favorable aux affaires (corruption, entorses à l’État de droit etc.). Le score de la Russie selon l’index de perception de la corruption établi par Transparency International est bas et persistent : il stagne autour de 27 (0 signifiant « très corrompu » et 100 « très propre »), ce qui correspond en 2014 au 136e rang sur 175 pays classés. La baisse conjoncturelle des cours du pétrole et du gaz ne vient donc qu’aggraver une situation déjà précaire, à laquelle s’ajoutent les sanctions économiques et commerciales imposée à la Russie depuis l’année dernière. Rendant très difficile – voire impossible – l’obtention par des entreprises russes de prêts de la part de banques occidentales, dont les taux d’intérêts sont plus faibles que ceux pratiqués en Russie, ces sanctions complètent donc les effets conjugués des problèmes institutionnels et de la baisse des cours du pétrole et du gaz.
Une sévère récession en conséquence…
Comment se manifestent concrètement ces difficultés économiques dans la vie quotidienne des Russes ? Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, le taux de croissance de la Russie a chuté de près de 4 points, pour se retrouver aujourd’hui à ‑1,9%. Le pays est en récession depuis l’été 2014, avec à la fois pour cause et pour conséquence une chute drastique des investissements en cette période d’incertitude. L’effet se renforce donc, puisque les investissements d’aujourd’hui, au-delà de leur impact statistique immédiat lorsqu’ils sont effectués, représentent aussi le potentiel de croissance de demain.
Les salaires des Russes ont quant à eux chuté de 8 à 10% suite à ces événements – une première depuis l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000. Il n’est donc pas étonnant que la pauvreté ait augmenté significativement dans le pays : le vice-Premier ministre, Olga Golodets, reconnaît que la Russie compte maintenant près de 23 millions de pauvres, soit un adulte sur cinq. En outre, les coupes qui ont dû être effectuées dans les budgets de l’éducation et de la santé ne sont pas pour renforcer le « filet de sécurité » qui rattraperait dans leur chute ces nouveaux pauvres. Les retraités – une population souvent reconnaissante envers Poutine pour avoir fait en sorte que les pensions soient à nouveau versées, ce qui n’était pas toujours le cas pendant les années 1990 – souffrent eux aussi de la récession et se préparent à voir leurs pensions gelées pour la troisième année consécutive (désindexées de l’inflation, elles perdent progressivement de leur valeur réelle).
…mais des dépenses militaires croissantes
La pression considérable qu’exerce cette situation plus que préoccupante s’est fait sentir dans le discours du Président Poutine devant l’Assemblée Générale des Nations Unies, le 28 septembre dernier. Si ce discours visait d’abord à énoncer les principes de la politique de Moscou au Moyen Orient, il est intéressant de noter qu’il a également dénoncé les « sanctions unilatérales contournant la Charte de l’ONU [qui] poursuivent non seulement des objectifs politiques mais servent également à éliminer des concurrents sur le marché ». Sous couvert de dénoncer une violation des principes des Nations Unies, Poutine admet en creux l’efficacité des sanctions à l’encontre de son pays.
Et pourtant, en dépit des difficultés économiques que nous venons d’énumérer, la Russie continue de consacrer des sommes considérables – et en augmentation – à son armée. Comme l’explique l’économiste russe Sergei Gouriev, le Ministère de la défense russe, bien que disposant du troisième budget le plus important au monde (après celui des États-Unis et de la Chine) avec 84 milliards de dollars en 2014, a réussi à dépenser la moitié de son budget de 2015 pendant les trois premiers mois de l’année.
Un tel contraste entre une économie exsangue et des dépenses militaires qui montent en flèche interroge : qu’attend le Kremlin de son aventure syrienne qui puisse compenser ces dépenses militaires croissantes ? Comme nous le verrons dans la seconde partie de ce dossier sur les aspects économiques de l’intervention russe en Syrie, le pari risqué que semble faire Poutine par son intervention en Syrie ressemble fort à une fuite en avant…