Subversif. Vieux con. Génie. Misogyne. Les qualificatifs que l’on pourrait attribuer à Philippe Muray ne manquent pas, et tous semblent justifiés à la lecture de Chers Djihadistes. Dans cette lettre ouverte adressée à ceux ayant perpétré les attentats du 11 septembre, l’essayiste français dresse en fait un tableau sévère de l’Occident. Le message qu’il fait passer tout au long de ce pamphlet peut être résumé par les trois dernières phrases : « Et nous vaincrons. Bien évidemment. Parce que nous sommes les plus morts. »
« Craignez la fureur des moutons ! »
Avec une ironie mordante, Muray approche l’après 11 septembre de manière inédite. Il refuse le consensus général autour du supposé génie de la civilisation occidentale, et montre en fait que les assassins se sont attaqués à du vide. Camus exhortait sa génération à empêcher le monde de se défaire en 1957, Muray pense pour sa part que la sienne a échoué. Pire. Elle se complaît dans la déconstruction de tout ce qui a été : là où des milliers d’années de discorde et de combats ont permis aux Hommes d’accéder à l’esprit critique, il a suffi d’une génération pour retourner « à ce bruit indifférencié comme à notre nouvel idiome commun. » Aujourd’hui, questionner c’est trahir. Il est impensable d’essayer « d’intégrer le Mal ou le démoniaque et de les comprendre pour les combattre. »
Notre monde moderne que n’oppose au sacré et à la transcendance que le mépris et une culture au rabais : la défense des Journées du Patrimoine ou d’un Halloween annulés comme justification de la guerre. Malgré les cris de ceux clamant le retour de l’Histoire en ce noir 11 septembre, Muray affirme qu’il y a bien longtemps que nous en sommes sortis. « Il est très urgent, une fois encore, que nous ne sachions pas quel est notre monde afin que nous nous occupions à le défendre comme s’il était dans la continuité de quelque chose ». Mais défendre ce monde ne suffit pas, il faut l’étendre aux pays « rétrogrades ». Car seule notre civilisation est « innocente ». La citation de George W. Bush, en exergue du livre, le dit si bien : « Je suis comme la plupart des Américains, j’ai du mal à croire [qu’il y ait une telle haine envers l’Amérique] parce que je sais à quel point nous sommes des gens de bien. »
Sans limite
J’entends les invectives tomber sur Muray : nihiliste, sans cœur, réactionnaire ! L’auteur, pourtant, lutte simplement pour que cet avant existe encore, pour que l’Occident ne balaie pas toutes ses valeurs dans la grande fête d’effacement des êtres. Aujourd’hui se définir pose problème, ne serait-ce que grammaticalement. L’Occident a pour objectif ultime le dépassement de soi-même – n’est-il pas symbolique que la tour qui s’élève aujourd’hui à la place des Tours jumelles soit près de cent mètres plus haute que celles-ci ? Les esprits rebelles s’insurgeront : nombreux sont ceux qui refusent encore le consensus, luttant contre toutes les formes d’oppression. Mais tout cela se fait dans un cadre acceptable, ou bien est tu. Qui, immédiatement après le 11 septembre, a osé essayer de comprendre les motivations profondes des djihadistes ? Qui, en janvier 2015, n’a pas été Charlie ? Comme le dit Muray, s’adressant aux terroristes : « votre horizon assigné est l’absence de signification. » Se voiler la face, en somme, est notre réponse face à l’afflux croissant d’Occidentaux dans les rangs des organisations terroristes islamistes. Selon lui, si ces assassins attirent, c’est parce qu’à un Occident vide et mort elles opposent – en surface – un projet vivant et fondé sur la transcendance. Mais en cela justement elles sont inférieures à notre belle civilisation, puisqu’«il est plus facile de mourir pour un Dieu que de lui survivre. »
Muray, évidement, dépasse les bornes. Sa critique est sans limite et il semble que son opposition soit parfois une posture plus que le fruit d’une analyse attentive et partiale. Lire ces lignes choque, interroge, agace. Ce qui est salutaire. Et on ne peut s’empêcher d’imaginer l’essayiste se faire lapider dans un espace sécuritaire pour outrage au vivre-ensemble, dans notre époque où « nous sommes persuadés de nous trouver en face d’un événement historique chaque fois qu’arrive une tragédie. »