Place de la République, ce dimanche 15 novembre, une tiédeur insolite enveloppe les centaines de personnes qui se pressent contre la statue de Marianne. Malgré l’interdiction des rassemblements en commémoration des victimes du 13 novembre, les bougies et les fleurs s’amoncellent à la base du monument central de la place, dégageant une chaleur certaine. Lorsqu’on s’approche, qu’on se baisse pour lire les messages de paix qui se mêlent aux pancartes encore trop récentes des attaques de Charlie Hebdo, l’odeur de la cire se détache, conférant ainsi à cette marée humaine, formée spontanément, une ambiance intime. Chacun se sent impuissant, mais tous sont réunis en solidarité aux morts d’une communauté.
Une soirée festive…
Deux jours plus tôt, un vendredi soir, soir de liberté et de loisirs, plusieurs attaques simultanées frappent Paris de plein fouet, alors que la ville se prépare à sortir jusqu’au petit matin. Dans l’heure qui suit, les Parisiens découvrent dans une horreur incrédule les événements toujours en cours dans leur ville. Dans le métro, les gens scrutent anxieusement leur téléphone intelligent, dans l’espoir de mieux comprendre une situation dont personne ne connaît alors l’ampleur ; mais chacun sait déjà, comme guidé par un sixième sens, que le bilan de la nuit sera élevé, que ce qui se passe est inédit.
Au fur et à mesure que l’information circule, les gens dans la rame se jettent des regards, furtifs d’abords, puis appuyés et compatissants. La nouvelle est sur toutes les lèvres, mais les conventions sociales tiennent encore, on ne parle pas aux inconnus. Quelques arrêts de plus et les langues se délient, quelques mots banals qui sur le moment permettent de partager ce qui touche tout le monde dans la rame. Passé 22h45, seuls les touristes semblent ne pas être au courant de la situation, ils n’ont probablement pas la 3G à Paris.
« À République, c’est la solidarité et la défiance face à la barbarie qui dominent. »
Puis le couvre-feu est déclaré, alors que l’on arrive justement au point de rendez-vous donné pour passer un moment de liberté insouciante entre amis. Avant d’entrer, on sait déjà quel sujet monopolisera la soirée. Deux camps se forment alors, ceux du « buvons pour ne pas y penser », faisant preuve d’une insouciance réelle ou feinte ; et ceux qui passeront la soirée à regarder en direct les développements des événements. Passé trois heures, certains rentrent chez eux malgré l’interdiction, non sans promettre, plusieurs fois avant d’atteindre la porte, qu’ils seront prudents. Même si chacun sait que les événements sont finis, le nombre et l’emplacement de cibles réelles et supposées alimentent l’incertitude de tous.
48 heures pour se souvenir
Les deux jours qui suivront seront relativement calmes à Paris. Un calme artificiel diront certains, puisque la plupart des endroits publics étaient fermés. Outre le fait que les activités à Paris étaient limitées, il était surtout important pour les gens de parler des événements en famille ou entre amis. « Le lendemain, j’ai dîné avec toute ma famille, on en a parlé forcément. Dans ces moments-là on a besoin de se retrouver, d’être ensemble pour partager ce que l’on ressent. », raconte Mahauld, étudiante à Sciences Po Paris, qui se trouvait au Stade de France la veille.
Le dimanche en revanche, c’est la foule plus que la peur qui domine la rue entre la place de la République, le boulevard Voltaire et le boulevard Richard-Lenoir. Comme si les gens ne pouvaient s’en empêcher, tous ont investi le quartier, mus par un besoin de rendre hommage aux victimes.
À République, c’est la solidarité et la défiance face à la barbarie qui dominent. D’un côté, une chorale s’improvise, suivie par les battements de mains de la foule, pour prouver qu’après tout, « Paris est battu par les flots mais ne sombre pas» ; la devise de la ville (Fluctuat nec mergitur, ndlr) est d’ailleurs inscrite en grandes lettres sur plusieurs murs. « On sent qu’on a tous été affecté par ce qui s’est passé. C’est dans ces moments-là qu’on ressent notre appartenance à une communauté », commente Isabelle, une institutrice à la retraite.
Rue de la Fontaine au Roi, l’ambiance est au recueillement. Ici, les trous des balles disséminés sur les vitres ne sont des témoins que trop fiables de ce qu’il s’est passé. Ces preuves des atrocités commises forcent le respect aux victimes. L’ambiance n’est pas la même qu’à République, le silence règne. Ère des réseaux sociaux oblige, nombreux sont ceux qui veulent leur photo des impacts de balles, frisant parfois l’indécence. « Sont-ce les trous de balles qui sont pris en photo, ou l’inverse ? »
Même ambiance sur le boulevard Voltaire, fermé au niveau du Bataclan, ainsi que rue Alibert, devant le bar le Carillon. Partout les fleurs et les bougies s’empilent, et la densité de la foule rapproche ceux qui se recueillent en silence, épaule contre épaule. C’est un véritable parcours de la mémoire qui se crée dans tout le quartier, alors que les gens décident d’aller rendre hommage aux différents lieux affectés. Impatients, bravant les recommandations de la préfecture, incapables d’attendre la minute de silence nationale prévue pour le lendemain, les Parisiens se seront tout de même rassemblés pour leurs morts, preuve qu’ils ne lâcheront rien de leur mode de vie face aux intimidations d’une idéologie liberticide et totalitaire.