Que celui qui n’a jamais épié avec curiosité un couple se disputant sur le quai d’une gare ; que celui qui n’a jamais pouffé devant des parents tentant de raisonner leurs enfants avant un départ ; que celui qui n’a jamais regardé avec un dégoût moqueur deux jeunes sur un banc jurant fort et crachant loin ; et bien que celui-ci ne lise même pas la suite de cette article. Il fait partie des rares qui n’auraient pas ri lors de la dernière représentation de Franc-Jeu.
La troupe de théâtre francophone de McGill présentait mercredi dernier au Vitrola sa dernière production : « À la gare comme à la gare ». Joli jeu de mot qui exprime bien comment l’équipe de Franc Jeu s’est elle-même lancée, à partir d’une page blanche et de quelques ateliers d’improvisation, dans l’écriture et la mise en scène de cette pièce exclusive.
Beaucoup d’humour et une touche de poésie.
Un quai de gare, un banc, des personnages qui se rencontrent sous forme de sketchs courts, car le temps nous est compté avant le départ. Seulement deux fils conducteurs, comme deux rails qui nous aiguillent jusqu’à la fin de la représentation. Il y a, déjà, ce couple qui débute parfaitement la pièce en se lançant dans une dispute à travers la salle. Rien de mieux que de la jalousie, de l’intimité scandée et de la passion mal placée pour attirer l’oreille des passants, ou ici des spectateurs. Pablo Schwarzberg est extrêmement convaincant dans son rôle et Mathilde Dlaby est délicieusement agaçante. Leur rupture, toujours sur le ton de la rigolade, fermera la pièce.
Puis il y a cet autre duo, Claude et Claudette, le squatteur du banc et la contrôleuse, qui se cherchent de façon attendrissante tout au long de la pièce. Ce sont les deux seuls personnages qui restent à quai en compagnie des spectateurs. Pierre Gugenheim, en vagabond éclairé, déploie une large palette de jeu ; et Hortense du Ronc fait doucement tomber la froideur de son personnage pour finir sur des tirades touchantes.
La vieille bavarde, l’évangéliste des portes tournantes, la puritaine au sac Longchamp, la famille aux adolescentes rebelles, les deux jeunes crachant sur la voie ferrée, le dragueur d’espaces publiques, le micro groupe de manifestants, la femme d’affaires occupée, les touristes étatsuniennes, le liseur de journal, les copines au bord de l’adieu, le poète au man bun, la prostituée du quartier, la suicidaire du quai D, la jeune fille qui écoute sa musique trop fort, le vendeur de ticket mythomane, le gestionnaire du trafic à l’accent goût pastis… Des personnages types, parfois stéréotypés à la limite de l’extrême, mais que le public essentiellement français prend plaisir à retrouver, le rire chargé de souvenirs SNCF (Société Nationale des Chemins de Fer Français, ndlr).
« À la gare tout le monde joue un rôle », rappelle la contrôleuse et chef d’orchestre de ce lieu de passage. Le spectateur est un voyageur à l’heure de pointe, épiant la faune qui se presse autour de lui. L’obscurité du théâtre lui permet enfin de pouvoir regarder intensément, de rire et de grimacer devant ces individus qu’il feint de n’observer que du coin de l’œil dans la vie, la vraie.
Si la mise en scène de Delphine Khoury, Yoav Hougui, Mathis Gentine et Samuel Ferrer est simple, l’écriture, elle, est très travaillée. Toute l’équipe y a participé, et le spectateur sent bien que ce travail de création a rapproché certains acteurs de leurs personnages. Beaucoup d’humour et une touche de poésie. Quelques canulars un peu gros ; mais aussi des jeux de mots bien pesés et des échanges touchants. Le dramatique, qui tente de pousser au second acte, a plus de mal à passer, alourdissant un peu la fin de la pièce. Certaines références comiques pourraient être critiquées comme étant trop françaises, mais le rire est général.
Victor Gassmann, président de Franc-Jeu, a expliqué au Délit que le mandat de Franc-Jeu étant de « réconcilier les jeunes avec la culture théâtrale », l’objectif de ce spectacle était très différent des autres pièces plus « intellectuelles » proposées l’année passée. Il s’agissait de présenter une comédie et surtout de « mixer un peu le côté soirée avec le côté théâtre (…) en testant le concept de soirée théâtrale dans un bar ». Une promesse tenue : même avec l’intégralité des 220 places vendues, l’événement ressemblait à s’y méprendre à un moment convivial entre potes, une bière à la main, assis n’importe comment dans l’intimité de la salle de concert du Vitrola. La réunion de famille la plus détendue de cette fin d’année.