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Face au Politique, la sociologie

Une science qui dévoile les structures.

Mahaut Engérant

L’air du temps n’est pas favorable à la sociologie. Des universités japonaises qui ferment les départements de sociologie pour allouer plus de fonds aux sciences dites « utiles » aux élucubrations du premier ministre français Manuel Valls, la sociologie est rabaissée au rang des choses inutiles, quand elle n’est pas pointée du doigt, comme complice fourbe du terrorisme. « Aucune excuse sociale, sociologique et culturelle ne doit être recherchée » pour les actes terroristes avait ainsi proclamé Manuel Valls, sous les applaudissements des députés à l’Assemblée nationale française. En avril 2013, l’ancien premier ministre Stephen Harper était interrogé sur les suites de l’arrestation de deux individus soupçonnés de préparer un attentat contre un convoi de Via-Rail. Ce n’était pas le moment de se « lancer dans la sociologie » dit alors M. Harper. Un crime est un crime et rien ne sert d’en chercher des causes dans la société. La même réponse fut donnée en 2014 alors qu’une fois de plus, la question d’une enquête nationale sur les femmes autochtones disparues ou assassinées était posée au chef d’État : ces crimes ne relevaient pas non plus d’un « phénomène sociologique ».

« L’attaque » sociologique

Comment peut-on expliquer cette offensive brutale contre la sociologie ? La réponse réside dans le fait que le champ politique cherche à avoir le monopole du discours sur le social. Faisant appel à l’instinct, à l’inné, refusant tout questionnement sur ce qui est socialement proclamé comme vrai, le Politique voit d’un mauvais œil le fait que la sociologie s’empare elle aussi de son champ d’action. Lui qui annonce le vrai, comment pourrait-il accepter qu’on remette en question le donné, l’immédiateté de la société et son côté apparemment évident ?  En s’attaquant à la sociologie, le champ politique cherche à défendre son monopole d’interprétation du réel, sa propre vision du social, face à celle qui vient lui refuser ce privilège exclusif.

« Comprendre et expliquer, c’est le domaine de la connaissance et de la science : la sociologie ne prétend pas non plus remplacer la Justice »

Le célèbre sociologue français Pierre Bourdieu souligne que l’on prend souvent les sociologues pour des hommes politiques et que leurs résultats de recherches sont pris pour des « attaques », comme s’ils prenaient place dans le domaine de la rhétorique. Mais la sociologie, c’est d’abord de la science, et ça ne sert pas à faire la guerre. 

D’ailleurs, quand elle n’est pas dangereuse, la sociologie est proclamée comme évidente, donc inutile. Le problème réside, selon Bourdieu, dans l’idée que « chaque sujet social pense qu’il est, ipso facto, savant de l’homme », qu’il connaît donc parfaitement les ressorts profonds de l’activité sociale, étant donné qu’il y évolue. C’est cependant une « pure illusion ». 

Ce qu’on identifie aussi parfois comme une « attaque », c’est cette nouvelle « blessure narcissique » faite à l’homme, qui le pousse à refuser toute sociologie. Non, la Terre n’est pas le centre de l’univers. Non, la société n’est pas un tout harmonieux. Et non, l’individu n’est pas entièrement libre de ses choix, il ne se meut pas dans la société seulement par son « mérite » et son effort personnel.

Mahaut Engérant

La sociologie, science de la démystification

Inutile et politique : la sociologie ne serait donc qu’une idéologie — dangereusement de gauche (même si, rappelons-le au passage, la sociologie peut toutefois aussi être de droite : l’identitaire d’extrême-droite québécois Mathieu Bock-Côté se définit comme « sociologue »). 

Peu importe son engagement, la sociologie dérange. Car elle s’attaque à ce qui est évident, dévoile ce qui nous paraît donné. Elle montre que l’organisation de notre société est sujette à des relations de domination. La sociologie laisse à voir les dynamiques de pouvoir, les structures qui la composent et son historicité. 

« La sociologie, c’est d’abord de la science, et ça ne sert pas à faire la guerre »

Ainsi, la méritocratie, amplement mise en avant dans nos sociétés libérales (celles d’un individu supposément entièrement libre, parvenant par « le travail et par l’épargne » au sommet de la société) ne résiste pas à une analyse sociologique poussée. Les inégalités se transmettent, pas seulement économiques, mais aussi culturelles. Ce qui donne à réfléchir, notamment au Québec, au moment où le gouvernement de Philippe Couillard s’apprête à opérer de nouvelles coupes dans le budget de l’éducation (qui vise, tant bien que mal, à contraindre ces inégalités de naissance).

La sociologie est utile jusque dans les allocations gouvernementales à la culture, puisqu’il nous paraît évident (c’est du « bon sens ») de donner plus de fonds à l’opéra, art noble par excellence, qu’à un concert de rap (ou, par le passé, de rock ou de jazz). Mais qui est légitimé par l’opéra ? Sûrement pas les classes populaires : la sociologie est encore là pour nous le rappeler, en montrant les ressorts de domination et de hiérarchisation sous-jacents à l’industrie et aux politiques culturelles.

Expliquer mais non pas excuser

La sociologie vise ainsi à constamment expliquer. Expliquer… mais pas excuser ou fournir une quelconque forme de discours moral. Elle est nécessairement politique, puisqu’elle dévoile ce qui est à la base des idéologies politiques. Elle déconstruit des discours politiques en explicitant le fonctionnement de la société. Mais plus que des solutions, la sociologie pointe du doigt les problèmes. Elle ne prétend pas se substituer au Politique.

Des mouvements politiques peuvent certes par la suite s’emparer, avec plus ou moins d’honnêteté intellectuelle, des conclusions sociologiques — ainsi, peut-on penser un mouvement féministe sans la sociologie et les études de genre ? Cependant, cette reprise est en réalité une mise en pratique plutôt que l’une des visées de la sociologie.

Peut-on finalement dire que la sociologie participe à une « culture de l’excuse » des criminels, des terroristes, des assassins ? L’excuse relève du domaine de la morale. Comprendre et expliquer, c’est le domaine de la connaissance et de la science : la sociologie ne prétend pas non plus remplacer la Justice. Elle se contente encore une fois de démystifier les faits sociaux. Ainsi, le terroriste n’organise pas un attentat comme si l’ordre lui venait directement du ciel. Le terrorisme n’est pas « inexplicable ». Le crime n’est pas « inexplicable ». Le succès de Donald Trump n’est pas inexplicable : est-il vraiment simplement un self-made man ? La sociologie, c’est ainsi dévoiler les structures. C’est nous permettre de ne plus dire que s’il y a des dominants et des dominés, que si des terroristes  organisent des attentats, que si les anglophones sont avantagés devant les francophones … « c’est comme ça ». 


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