En 1984, dans la ville de Kingston en Ontario, débute l’aventure des Tragically Hip. Ce groupe, mené par l’électrisant Gordon Downie, sortira 14 albums et fera vibrer les Canadiens et Canadiennes de tous âges. En 2016, la sortie de leur plus récent album, Man Machine Poem, est accompagnée d’une tragique nouvelle : Downie, le chanteur du groupe, souffre d’un cancer au cerveau, et est en phase terminale. Mais plutôt que d’arrêter, le groupe offre à ses fans, au Canada, un cadeau : une ultime tournée.
Un groupe a mari usque ad mare
En plus de 30 ans de carrière, le groupe a raconté ce pays, traité de symboles canadiens, et fait de la politique. Sans jamais oublier ses racines ontariennes, le groupe nous fait voyager a mari usque ad mare. D’un point de vue artistique, « Gord » — affectueux surnom de Downie — et sa bande font référence au Groupe des Sept, ce fameux mouvement artistique qui peignait les paysages de tout le Canada, et même à des auteurs comme Hugh MacLenann, connu pour son livre Les deux solitudes. D’un point de vue géographique, leur répertoire/bibliothèque musicale est une véritable carte du Canada. On y retrouve des hommages à des petites villes canadiennes telles que Bobcaygeon, Ontario, mais également une chanson intitulée At the Hundreth Meridian (Au centième méridien), qui est le point géographique séparant l’Ouest Canadien du Canada Central et Atlantique. Enfin, le groupe n’hésite pas à parler des moments plus gênants de l’histoire canadienne. Il traite de la cruauté du système de justice (Wheat Kings), des conditions de la fondation du pays (Looking for a Place to Happen) et des difficultés connues par les peuples autochtones (Now the Struggle has a Name). Enfin, le groupe a même dédié une chanson entière à la retraite de Trudeau père (An Inch an Hour).
Puis, au sujet du Québec, bien que leurs chansons soient toutes en anglais, les Hip n’oublient pas La Belle Province pour autant. La chanson Locked in the Trunk of a Car (Enfermé dans le coffre d’une voiture, ndlr), est une référence à la tragique fin qu’a connu le ministre Pierre Laporte aux mains du Front de Libération du Québec (FLQ). La chanson Montreal, jamais enregistrée mais jouée en live plusieurs fois, est un hommage aux victimes du massacre de Polytechnique de 1989. Également, la chanson Three Pistols (Trois-Pistoles, ndlr), est nommée d’après la ville du Bas-Saint-Laurent. Enfin, les nombreuses références au hockey, comme dans 50 Mission Cap (un hommage au joueur Bill Barilko, des Leafs) ou dans Fireworks (référence à la Série du siècle de 1972), ont de quoi aller chercher les Québécois. En somme, il est difficile de penser à un groupe musical qui représente aussi bien le Canada.
Le bouquet final
C’est donc le 22 juillet 2016 que s’amorce la tournée à Victoria, en Colombie-Britannique avant des passages dans plusieurs villes canadiennes, dont Toronto, Calgary et Ottawa. Tout au long de cette tournée, en suivant les réseaux sociaux, les journaux et les témoignages de nos proches, on comprend que Gord souffre. Il souffre, mais se bat. Pour ses fans, pour sa musique, pour son pays. Et son effort est reconnu. En se basant sur leur célèbre chanson Courage (for Hugh MacLennan), le mot-clic #CourageForGord devient rapidement un symbole unificateur pour tous un pays. C’était loin d’être la première fois.
Le 20 août dernier, le groupe rentra chez lui, à Kingston, pour livrer sa dernière performance en direct du K‑Rock Arena. Le concert fut mondialement retransmis sur les diverses chaines de CBC/Radio-Canada, une soirée de visionnement s’est tenue au village olympique à Rio, et le premier ministre Justin Trudeau s’est même déplacé à Kingston pour l’occasion. Pendant trois heures, avec trois rappels, le groupe a électrisé tout le pays. Le Canada est fermé, revenez plus tard, pouvait-on lire partout sur les médias sociaux. Gord a livré une performance endiablée. Fidèle à lui-même, il mêla plaisanteries, politique et chanson. Il s’est permis de faire les louanges du premier ministre Trudeau, soulignant son travail avec les communautés autochtones. Il dit aux fans que le groupe ferait semblant de partir, avant de revenir pour une reprise, ce qui fit rire. On pouvait sentir dans l’air un mélange de joie, de gratitude, mais également de tristesse qu’on ne pouvait ignorer.
Gord a salué les fans pour toute l’énergie positive qu’ils lui ont offert durant l’entièreté de la tournée, et de son combat contre la maladie. Contrairement à des groupes classiques tels que Rush, ou alors des plus récents artistes comme Arcade Fire, les Hip n’ont jamais été compris par le public américain. En 30 ans de carrière, ils sont restés strictement canadiens. Le nom de ce groupe, choisi plus de 30 ans avant l’annonce, n’a jamais été aussi pertinent qu’il ne l’est en ce moment. Pendant plus de trois décennies, le groupe a été d’avant-garde, moderne, d’actualité. Jusqu’à ce que l’on annonce une fin tragique à cette aventure. Après les Michael Jackson, David Bowie et Prince, voici un autre monument qui nous quitte, mais ce départ fait encore plus mal, car il est nôtre. Ils auront été Tragically Hip, et ce, jusqu’à la fin. On s’en souviendra encore longtemps.