Au mois de juillet dernier, une tempête politique éclate en Turquie. Le tourbillon s’est cependant noyé dans le chaos médiatique du Moyen-Orient au cours des derniers mois. Retour sur les événements et leurs conséquences.
Le 15 juillet 2016, une faction des Forces armées turques tente de s’emparer du pouvoir. Recep Tayyip Erdogan, le président turc, ne donne pas signe de vie pendant de longues heures. Le « Conseil de la paix dans le pays », à l’origine du putsch raté, revendique ses actions au nom de la défense des droits de l’Homme, du sécularisme et de la démocratie, selon lui mis à mal par Erdogan et son gouvernement.
Erdogan transmet des messages à la Turquie par FaceTime. Il appelle au soulèvement et à l’occupation des rues par ses partisans. Puis il rentre à Istanbul dans la nuit, et annonce l’échec du putsch. Le bilan est lourd : selon les sources, on compte entre 190 et 265 morts, et entre 1200 et 1440 blessés.
La réaction ultra-violente du gouvernement turc
S’ensuit une chasse aux sorcières malheureusement encore d’actualité. Le site activiste turkeypurge.com dénombre, du 15 juillet 2016 à ce jour : 50 979 détenus, 2 099 établissements scolaires fermés et 104 914 professeurs, responsables académiques, et fonctionnaires suspendus de leurs fonctions par décret ou par fermeture de leur établissement. 3521 juges et procureurs ont également été remerciés, et 180 organes de presse et d’information ont été clos.
Au-delà du fait que le président turc donne raison aux partisans du putsch par ces mesures drastiques, ce qui demeure surprenant reste la gestion politique de sa remise en question. Il est important ici de rappeler qu’Erdogan a été critiqué localement en raison de ses mesures progressivement autocratiques. Son régime accorde une place grandissante à la religion au sein de l’État, et réprime de plus en plus l’opposition dans l’élite politique comme dans les médias.
Ainsi, la contestation de son régime n’est pas surprenante : les heures de Mustafa Kemal Ataturk — ancien président turc symbole de l’occidentalisation et de la laïcisation de la Turquie — ne sont pas si loin. Se présentant comme le champion du sécularisme et de la démocratie, zone tampon entre l’Europe et le Moyen-Orient, ce pays a toutefois été témoin de 3 coups d’État au cours des 30 dernières années.
Le gouvernement turc cherche donc quelqu’un à pointer du doigt. Quelqu’un à détruire afin de réinstaurer son autorité, schéma politique observé à de nombreuses reprises par le passé. Après sa (courte) déroute, il s’agirait de paraître puissant ; ça sera donc Fethullah Gülen qui endossera ce rôle de traître à la patrie.
Erdogan contre les nantis
Fethullah Gülen est un ancien allié et proche du président turc. Les deux se sont cependant considérablement éloignés depuis que Gülen a été accusé par Erdogan d’être à l’origine d’une enquête sur un cercle corrompu au gouvernement concernant le président lui-même et ses proches. Exilé en Pennsylvanie, il compte de nombreux partisans en Turquie, y compris dans les différentes sphères du système étatique et dans les médias. Erdogan et ses partisans n’ont pas besoin de plus pour justifier les purges institutionnelles : il faut nettoyer la Turquie de ceux qui la nuisent par leur opposition au régime actuel.
La rhétorique médiatique ne tarde pas à suivre et le gouvernement crée même un acronyme pour désigner les soi-disant responsables : FETÖ, en français, l’Organisation terroriste Güleniste.
À la croisée des chemins entre la « guerre contre la terreur » de George W. Bush par son discours et la Révolution Culturelle maoïste par ses actions, Erdogan est rapidement attaqué par la presse internationale. Les théories du complot émergent : il aurait organisé sa propre tentative de renversement. On ne saura jamais ce qu’il s’est passé en Turquie le 15 juillet 2016, pendant ces quelques heures durant lesquelles on ne savait pas où était le président. Ce qu’il faut retenir de ce putsch manqué, c’est surtout le manichéisme des médias et du gouvernement turc.
En quête de héros
L’année 2016 est marquante par sa violence et par l’ambiguïté du contexte géopolitique, en particulier au Moyen-Orient. La tendance serait à différencier les méchants des gentils, à l’image de la situation en Syrie où il semble impossible d’obtenir une prise de position uniforme de la part des membres du Conseil de sécurité des Nations Unies. En effet, une question des plus ambivalentes se pose : faut-il soutenir Assad ou ses opposants pour faire face à l’État Islamique ? Plus que la violence, l’indécision des dirigeants est ce qui inquiète, alors l’opinion publique fuit la nuance.
Dans le cas de la Turquie, il semble avoir été décidé qu’héroïser les putschistes opposés aux mesures antidémocratiques d’Erdogan est la manière la plus simple de trouver une solution au problème qui s’impose. Lorsque les conflits se rapprochent de l’Occident géographiquement, il devient crucial de pouvoir identifier l’ennemi. Très rapidement, et avant même d’avoir pu recueillir des informations suffisamment fiables, nombreuses ont été les unes des organes de presse occidentaux des plus populaires à annoncer une tragicomédie organisée par Erdogan lui-même.
Paradoxalement, les médias semblent moins préoccupés par la situation en Turquie et par la définitive mise en échec de tout principe démocratique dans le pays depuis qu’Erdogan a entamé son grand nettoyage… Leur intérêt pour la situation — très vif à l’époque où il paraissait impossible de déterminer qui était responsable de la tentative de coup d’État — s’est manifestement estompé.
Par ailleurs, si les purges en Turquie suscitent quelques réactions à l’échelle internationale, celles-ci restent au demeurant assez légères. Difficile de ne pas voir l’intérêt économique des ressources naturelles turques apposer un silence implicite sur la situation. Difficile aussi d’ignorer l’enjeu politique des pays de l’Union européenne (UE) s’opposant à l’entrée de la Turquie dans l’UE : si Erdogan peut saborder tout seul ses objectifs de rejoindre l’organisation régionale, pourquoi l’en empêcher ?
Un régime autocratique est clairement instauré en Turquie. Une répression extrêmement brutale est en cours ; lorsque le pays comptera ses morts, il ne sera plus temps d’invoquer Charlie, la liberté de la presse et les droits de l’Homme. Il ne sera plus temps de défendre l’humanisme à coup de filtres sur les réseaux sociaux. Nous serons forcés de constater l’ampleur des violences et simultanément l’impact du silence.