Depuis plusieurs années au Québec, nous semblons perdus lorsque vient le moment de parler d’éducation. Certains proposent de nouveaux outils, comme l’aide directe aux élèves. Pensons aussi à l’aide aux devoirs ou aux intervenants scolaires spécialisés. D’autres pensent que c’est plutôt le contenu du cours Histoire ou même du cours d’Éthique et culture religieuse qui pose problème. Cependant, bien que de telles questions doivent être abordées, il semble plus pertinent maintenant d’en appeler au caractère profond de l’école.
L’institution moderne de l’école québécoise fut fondée sur trois objectifs historiques et cruciaux : former des individus libres, des citoyens éclairés et des travailleurs qualifiés. Quoi que l’on en pense, il s’agissait là de la mission première de l’une des institutions les plus salvatrices des derniers siècles. Or, depuis quelques décennies nous assistons à une transformation importante de ses outils et de son engagement vis-à-vis de la société. À coup de réformes technocrates, les derniers gouvernements provinciaux du Québec ont poussé l’école à devenir chaque jour davantage l’antichambre des entreprises et des besoins de l’économie.
À la lumière des questionnements récents concernant la situation critique touchant le milieu scolaire, d’aucuns pourraient croire que toutes ces polémiques ne sont le fruit que de problèmes séparés. Notons par exemple que l’école publique des dernières années a diminué ses standards de réussite, qu’elle est délaissée et manque de ressources, ou encore que le rapport parent-enfant-enseignant semble bouleversé. Cependant, il ressort de toute cette histoire l’idée que c’est davantage l’institution elle-même qui fait l’objet du débat. Aujourd’hui, la valorisation du savoir théorique utile et des compétences techniques va de pair avec notre appauvrissement collectif et une fuite du savoir de plus en plus exacerbée. Il est donc d’une grande urgence de se questionner collectivement pour savoir ce que nous désirons offrir comme enseignement et vie citoyenne aux générations futures.
Ce que la « Philosophy of Children » peut nous apprendre
Au sein des sphères académiques, les questions touchant la diffusion du savoir sont légion. En philosophie, l’une d’entre elles, particulièrement intéressante, s’adresse à une situation comme la nôtre : la philosophie devrait-elle être enseignée à tous et toutes ?
En 1946, Bertrand Russel écrivait Philosophy for Laymen, l’un des textes les plus marquants en philosophie de l’éducation. Il défend la thèse selon laquelle la philosophie devrait faire partie intégrante de l’éducation offerte à tous les individus d’une même société. À son sens, la philosophie a cette capacité, une fois enseignée, de se transformer en une praxis utile et ainsi donner la capacité à celui l’ayant apprise de développer des outils lui permettant d’améliorer son rapport à sa propre existence. Il s’agirait là d’un point essentiel pour le bon développement de tout être rationnel selon Russel.
Dans la pensée éducative de Russel, Matthew Lipman publie en 1970 sa thèse concernant ce qu’il nomme à l’époque son programme de « Philosophy for Children » (P4C). Quatre ans plus tard, avec l’aide d’autres chercheurs, il fonde The Institute for the Advancement of Philosophy for Children (IAPC) où ils conduiront dans les années futures des études concernant les impacts de l’apprentissage de la philosophie dès le bas âge. Dès 1980, ils mènent leur première étude sur 40 enfants provenant de deux écoles du New Jersey. Les résultats qu’ils observent sont saisissants. Durant l’étude, les étudiants sont divisés en deux groupes : le premier fait office de groupe d’intervention où l’on prodigue le programme P4C deux fois par semaine durant neuf semaines, alors que le second agit en tant que groupe contrôle où l’on y enseigne les sciences sociales. Neuf semaines après le début de l’étude, Lipman constate une évolution significative des apprentissages en raisonnement logique et en lecture. En 2004, l’expérience est reconduite, cette fois-ci sur 200 enfants divisés en deux groupes et, encore une fois, ils observent les mêmes résultats significatifs.
Plus près de nous, l’année dernière, une étude ayant été menée conjointement par The Education Endowment Foundation et l’université Durham a impliqué pas moins de 3000 enfants âgés de 9 ans au sein de 48 écoles primaires du Royaume-Uni. L’étude a démontré que les enfants ayant pris part à des cours de philosophie durant toute l’année scolaire ont affiché de meilleurs résultats que leurs collègues au sein du groupe de contrôle et ce, après une année seulement. En effet, les résultats ont permis d’observer que l’enseignement de la philosophie a entraîné une amélioration additionnelle équivalente à deux mois de travail, dans des matières comme les mathématiques et l’anglais.
Cependant, ce qu’ils ont observé de plus intéressant concerne les enfants défavorisés du groupe : ceux-ci ont démontré une progression de leurs apprentissages de quatre mois en lecture, comparativement à leurs camarades du groupe contrôle, ainsi que de trois mois en mathématiques. Mais encore, les résultats bénéfiques dépassent le cadre académique. Il a également été observé que les enfants ayant eu accès au cours de philosophie ont pu améliorer leur sens créatif en plus de leur capacité empathique. Par l’entremise du dialogue et de la conversation dirigée, les enfants ont eu l’occasion d’exercer leur jugement critique et ainsi développer le réflexe d’être à l’écoute de leurs jeunes semblables.
L’éducation comme enjeu majeur
Face aux changements récents de l’école et en considération des résultats observés sur les enfants ayant évolué sous le modèle P4C, il apparaît conséquent de ralentir la cadence des réformes scolaires et de prendre le temps d’évaluer les enjeux auxquels nous faisons face. Continuer de prétendre que nos concitoyen•ne•s doivent choisir un métier professionnel dans des corps de métiers tels que la pêcherie, la restauration, l’usinage ou l’informatique puisqu’ils n’ont pas les capacités pour autre chose ne tient plus la route. En outre, s’il existe autant de problèmes au sein des milieux socio-économiques plus défavorisés, c’est peut-être bien justement parce que le modèle éducatif des dernières décennies a permis à cette tranche de la société de s’agrandir et de s’appauvrir sans cesse. Or, dans les faits, considérant que le savoir technique se renouvelle de manière toujours plus rapide, il apparaît évident que ce ne sont plus des individus autonomes qui sont dorénavant formés au sein de nos écoles techniques, mais bien des individus dépendants d’un système qui a tôt fait de se débarrasser d’eux. L’apprentissage de la philosophie permettrait de renverser la balance. Être pêcheur n’écarte pas la nécessité de penser.
En donnant l’opportunité à davantage d’enfants et futurs citoyen•ne•s d’acquérir les bases d’un savoir élémentaire, à la manière proposée par la Philosophy for Children, il semble raisonnable d’assumer que c’est toute la société qui s’en verra récompensée, à la fois socialement et économiquement.
Sources
1- https://educationendowmentfoundation.org.uk/…/EEF…
2- https://educationendowmentfoundation.org.uk/…/philosoph…
3- http://www.sapere.org.uk/Default.aspx?tabid=293
4- Lipman, Matthew. Harry Stottlemeier’s Discovery, 1974, Upper Montclair, NJ : Institute for the Advancement of Philosophy for Children.