Après 18 ans d’absence et de spéculations, A Tribe Called Quest nous a livré le 11 novembre dernier leur album final We got it from here…Thank you 4 your service. Enregistré peu de temps avant la disparition de Phife Dawg, un des membres fondateurs du groupe, cet opus est une dernière réunion au sommet qui signe leur départ par la grande porte. Formé au milieu des années 1980 dans le Queens, A Tribe Called Quest est avant tout l’histoire d’un hip-hop aux influences jazzy qui a su repousser les limites du sampling (réutilisation d’un échantillon musical, ndlr) et faire du partage d’un message le cœur de son projet musical. Ce dernier album reste fidèle à l’ADN du groupe, sans pour autant sonner comme un voyage dans le temps, dédié aux enfants des années 1990. Au contraire, il réalise la prouesse de se placer comme une des sorties rafraîchissantes de 2016 et d’une scène hip-hop marquée par l’avènement de la trap (un rap à base de basses lentes et d’egotrips).
Entre pouvoir des mots…
Lorsque que l’on mentionne A Tribe Called Quest, il est difficile de ne pas avoir à l’esprit la dimension profondément politique de leurs chansons qui, à travers la rime, explorent habilement et intelligemment les réalités d’une société américaine profondément divisée. Le groupe, figure phare des années 1990, semble avoir été façonné par cette décennie tumultueuse, où les violences policières envers les Afro-Américains ont réouvert les blessures des années 1960. Alors que des manifestations éclataient à travers le pays et en particulier à Los Angeles, le hip-hop a su se nourrir de cette frustration et s’est posé comme le porte-parole d’une jeunesse en plein doute. Cette « âge d’or » du rap, celui où au micro les MC (les « maîtres de cérémonies », ndlr) criaient à pleins poumons leurs revendications, n’est que trop souvent évoqué avec nostalgie par certains amateurs du genre qui voient dans le récent sacre du « bling bling » une utilisation presque perverse de son pouvoir. Est-ce donc pour faire face à cela que A Tribe Called Quest est sorti de son exil ? C’est ce à quoi le titre de l’album, « On s’en charge maintenant… Merci pour vos services », semble faire allusion ; comme si le groupe revenait taquiner ses successeurs pour mieux les remettre dans le droit chemin. Une interprétation qui tient la route lorsque l’on pense aux événements qui ont marqué 2016, qu’il s’agisse de la résurgence des tensions raciales aux États-Unis ou de la récente élection de Donald Trump. L’album se pose en effet presque comme un commentaire de ces dernières années, une visée qui est annoncée dès la première chanson, Space Program. On réentend avec émotion dans cette chanson les voix de Q‑Tip et de Phife Dawg se répondre mutuellement et discuter de la gentrification et de l’ostracisation des communautés afro-américaines. Une critique continuée sur We the People, le premier single de l’album où la voix lancinante de Q‑Tip reprend sur le refrain le discours de la campagne de Trump et le désir de ce dernier de voir les minorités ethniques, religieuses et sexuelles quitter le pays. Si l’on compte encore des chansons comme Whateva Will Be, Kids…, The Killing Season ou encore Conrad Tokyo c’est donc une large partie des seize titres de l’album qui vient s’ajouter au répertoire engagé et afro-centriste du groupe, qui continue de frapper par la pertinence de son discours.
…et passation de pouvoir.
A Tribe Called Quest parle aussi dans cet album de musique, de continuité et d’héritage. On nous offre des samples magnifiquement orchestrés qui vont de Elton John et Michael Jackson à la bande son de Charlie et la chocolaterie. La disparition de Phife Dawg est aussi au cœur de certains titres, un album posthume où ses confrères lui rendent hommage, qu’il s’agisse de son partenaire Q‑Tip dans Lost Somebody ou son collaborateur de longue date Busta Rhymes dans The Donald. Dans cet opus, on célèbre le passé mais aussi le futur car, au milieu de cette discussion sur l’évolution du rap, A Tribe Called Quest ne va pas se ranger aux côtés des défenseurs de la doctrine du « le rap c’était mieux avant ». Au contraire : dans le morceaux Dis Generation ils partent en croisade pour, justement, cette nouvelle génération et font un clin d’œil à ceux qui font le rap d’aujourd’hui : Talk to Joey, Earl, Kendrick, and Cole, gatekeepers of the flow disent-ils en faisant référence aux jeunes artistes chez qui ont ressent leur influence. Une reconnaissance qu’ils mettent en pratique dans We got it from here…Thank you 4 your service en collaborant sur certains morceaux avec Kendrick Lamar ou encore Kanye West. Un dernier album qui finalement tient lieu de passation de pouvoir entre les monstres sacrés du hip-hop et leurs successeurs, et qui vient les réconcilier aux yeux du public. Cette visée de l’album nous pousse à nous demander si certains phénomènes contemporains comme la trap ne serait pas finalement le nouvel exutoire d’une jeunesse qui vit par procuration une mobilité sociale rêvée, mais que le système leur refuse.
Le rap comme force cathartique a donc survécu du Queens des années 1990 à celui d’aujourd’hui, face à une société qui n’a pas réussi ces dernières décennies à combler les vides qui séparent classes, races et générations. Comme nous le rappelle la voix de Phife Dawg dans Solid Wall of Sound les grandes chansons font tourner le monde et avec We got it from here…Thank you 4 your service, il a encore de quoi tourner.