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Le vent tourne pour les statisticiens

Sami Meffre | Le Délit

« Il y a quelques années, j’ai compris une chose à propos des sciences économiques, c’est que les économistes n’y ont jamais rien compris. » Dans une entrevue avec le Washington Post parue en mars 2009, Nassim Taleb expliquait ainsi pour la énième fois que les économistes, ces docteurs de notre fragile bien-être économique, ne sont tout simplement pas digne de notre confiance aveugle. Il poursuit sa diatribe en rappelant au journaliste que Bernanke, ancien président de la Fed (Federal Reserve, banque centrale américaine, ndlr), prédisait une « période de prise de risques modérée » en 2007, alors que l’économie mondiale était sur le point d’imploser. En rétrospective, on pourrait presque se permettre la comparaison avec un étudiant de troisième année se persuadant que son cours de 8h30 le lendemain ne sera pas douloureux alors qu’il commande sa douzième bière.

Des sondeurs visiblement myopes

Un parallèle pourrait être aisément fait avec un bon nombre d’experts en 2016. En effet, dans la série des experts décrédibilisés, après un mémorable premier épisode en 2008, 2016 semble faire office de suite. Non, le Royaume-Uni n’a pas voté pour rester dans l’Union européenne. Non, les conséquences de ce résultat inattendu pour beaucoup n’ont pas jusqu’ici été cataclysmiques. Non, Hillary Clinton n’a pas été élue. Non, l’avènement de Trump n’a pas — du moins, pas pour l’instant— engendré une réaction en chaîne apocalyptique.
Pourtant, économistes, analystes politiques, prédicateurs, astrologues et experts de l’avenir en tout genre nous avaient annoncé un avenir bien différent. Bloomberg a affiché un agrégat de sondages tout au long de la campagne du référendum britannique. Le camp Brexit a été prédit vainqueur moins de 10 jours sur une période s’étendant sur plus de 300 jours. Et même le 22 juin, veille du vote, l’agrégat de sondages montrait encore le camp Brexit perdant, bien que, à ce point de la campagne, les résultats étaient tellement serrés que la marge d’erreur réduisait à néant la pertinence des sondages. Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre, avait quant à lui laissé entendre qu’une sortie de l’Union européenne aurait des conséquences dramatiques pour le royaume.
Pourtant, la Grande-Bretagne a voté « Oui » et, bien que la Livre britannique ait chuté de près de vingt pourcents face au dollar américain, l’index boursier traquant les 100 plus importantes compagnies britanniques, le FTSE 100 (lire « le footsie », ndlr) a grimpé de presque huit pourcents depuis le 22 juin dernier.

Un problème mondial

Outre-Atlantique, l’histoire semble s’être répétée. Le Huffington Post a aussi publié un agrégat de sondages qui traquait les résultats de pas moins de 377 sondages émis par 43 organismes lors de la campagne des élections américaines. M. Trump n’a pas été donné vainqueur une seule semaine.
En outre, sa possible élection avait été annoncée comme la prochaine période de grande instabilité. Pourtant, trois semaines après son élection — car oui il a été élu — les indices boursiers américains ont atteint des sommets. Le vénérable Dow Jones Industrial Average (Dow, ndlr), indice traquant la performance de trente des plus importantes firmes américaines, est récemment passé au-dessus de la barre historique des 19 000 points, enregistrant une augmentation de pas moins de sept pourcents depuis le 8 novembre dernier. Le S&P 500, indice souvent regardé comme l’indice de référence des marchés américains, a lui aussi atteint des records historiques. Pourtant, pas plus tard qu’une semaine avant le vote, Tobias Levkovich, responsable du département d’analyses sur le marché des actions américaines auprès de la banque Citi, annonçait à ses clients que le S&P 500 pourrait chuter de trois à cinq pourcents si Trump était donné vainqueur. La prédiction de M. Levkovich n’était pas celle d’un tireur isolé, mais s’inscrivait plutôt dans un consensus global qu’une victoire du camp Trump mettrait les marchés financiers à mal.

Le futur nous le dira

Les conséquences de ces humiliations publiques subies par les médias, sondeurs, économistes, et chercheurs sont assez simples : la confiance accordée aux experts par la population a chuté au fur et à mesure que leur taux d’erreurs s’aggravait. Cependant si l’on regarde des études faites par le passé, on serait tenté de dire que les résultats des élections ne sont pas arrivés en dépit des prédictions de ces experts mais peut-être à cause d’elles.
Eiser, J. R., Stafford, T., Henneberry, J., et Catney, P. expliquent ainsi dans un publication universitaire publié en 2009 que même si la population a grande confiance en la communauté d’experts et scientifiques, l’expertise n’est pas le critère principal quand il en vient à donner complète crédibilité aux propos d’un autre individu. Ils démontrent en effet que l’on donne une plus grande crédibilité aux personnes que l’on perçoit comme ayant les meilleurs intentions à notre égard, qui font souvent parti de nos amis et de notre famille. Or, ce sont les grandes villes et campus universitaires, foyers des statisticiens et académiciens, qui ont voté comme le conseillaient les experts. Il est donc normal que les personnes ne vivant pas dans ces zones là aient été moins sensibles à l’avis des experts, qu’à celui de leurs proches. L’évolution des sondages semblait illustrer pertinemment cette idée. En effet, alors que l’intelligentsia continuait à rendre publics leur avis pro-Clinton et pro-Europe, l’opposition ne se sentait que davantage étrangère à cette classe politique. Michael Gove — ancien ministre de la justice et pilier de la campagne du pro-Brexit — s’est même félicité de ne pas avoir le soutien de la communauté académique, en expliquant que la Grande-Bretagne « en avait assez des experts ».
Nous serions donc confrontés à une nouvelle réalité où les masses ne croient plus forcément en au prétendu consensus que les experts et scientifiques mettent en place. Toutefois, peut-on vraiment mettre le blâme sur ces masses, quand les médias publient des prédictions comme des quasi-certitudes et que les problèmes de conflits d’intérêts sont ancrés dans notre système électoral ? Il reste à voir si ce problème va s’exacerber au vu des prochains grands événements politiques, avec notamment les élections présidentielles et législatives françaises et les élections fédérales allemandes.


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