L’art est souvent conçu comme divertissement, comme luxe stérile. Dans l’opinion publique, les préjugés sur le monde de l’art sont nombreux : il y a la « vraie vie » d’un côté et puis l’art de l’autre, les acteurs de notre monde et ses spectateurs, les citoyens « productifs » et « utiles » et puis les artistes, les uns arpentant la terre avec détermination, les autres volant dans l’Éther bercés par leurs illusions. Ne pourrions-nous pas penser une réconciliation, un dépassement de cette séparation artificielle ? Qu’en est-il aujourd’hui du pouvoir de l’art et de l’artiste ?
L’art comme fin en soi
« La vie n’a pas de sens, j’ai fait le deuil, l’impression de n’avancer que sur feuille ». Oxmo Puccino l’a écrit : la création donne à l’artiste le pouvoir et la satisfaction de créer à partir de rien, de faire d’une idée une œuvre tangible. En cela, l’art donne un sens, une direction à celui qui en manque.
Deux qualités essentielles à l’art lui donnent une place capitale au sein de nos sociétés ultra-connectées, mues par la quête du résultat et du profit, où la vélocité augmente d’autant plus rapidement que les idéaux se perdent.
D’abord, l’art est une fin en soi, il est à lui-même son propre but : l’art est, parfois, le seul but de l’art. Quand le publicitaire travaille pour faire vendre les produits qu’il promeut et l’avocat défend pour alléger la peine de son client, l’artiste lui, crée pour créer. Piètres sont les œuvres quand les artistes créent pour le profit, la rapidité et l’efficacité. Désillusionnés seraient les cinéphiles et mélomanes s’ils refusaient de voyager. Cette vertu fait de l’art un contre-pouvoir : il offre aux artistes et aux amateurs d’art la chance d’interrompre un instant le flot continu, de ne vivre non plus dans l’attente de l’avenir mais pour l’instant présent. Il sert aussi de trêve au règne de l’Utile : l’art s’apprécie pour lui-même, et déconstruit l’idée que tout objet doit pouvoir servir d’autres fins que sa simple utilisation.
L’art en dehors du temps
De plus, l’art a la qualité d’être intemporel. Chaque création artistique porte l’empreinte de son temps, témoignant de l’avancée technologique et des phénomènes sociaux, politiques et même religieux de la société dans laquelle elle s’inscrit. Mais l’artiste crée pour une durée non déterminée, les œuvres d’art ne subissent pas d’obsolescence programmée. Dans la création, l’artiste a le pouvoir de laisser une marque infinie sur la toile de l’Humanité et par l’art, les sociétés posent une trace qui leur survivra. Ainsi, par exemple, les destructions par le groupe État Islamique de vestiges archéologiques et le vol d’œuvres d’art datant de plusieurs siècles sur des territoires qu’il contrôle en Syrie, en Irak et en Libye symbolisent la volonté de destruction d’un passé et de civilisations qui bien qu’éteintes, vivaient encore à travers ces œuvres.
L’art engagé : véhicule de revendication
Limiter l’art à une fin en soi serait ignorer l’immense importance de la création artistique comme revendication sociale. L’œuvre d’art en effet offre souvent un puissant témoignage des réalités vécues par l’artiste et ses contemporains. L’artiste, par la création, nous fait voir à travers ses yeux. Par exemple, dans les années 60, le succès underground du rock anglais, notamment des Beatles et des Rolling Stones, diffusés d’abord illégalement, a contribué au chamboulement des mœurs, des lois et des mentalités en renversant l’emprise du gouvernement sur l’accès à la culture. Picasso et Otto Dix ont peint l’horreur des guerres, Mapplethorpe et Keith Haring ont célébré l’homosexualité et revendiqué les droits des homosexuels. Frida Khalo est symbole de féminisme. Le rap depuis son émergence dans les ghettos américains donne une voix à ceux qui ne se sentent pas entendus. Récemment, Yann-Arthus Bertrand montrait aussi la force unificatrice de l’art dans Human, témoignant de la similarité des hommes, lorsque tombent les frontières des pays, des religions et des statuts sociaux. Les artistes bousculent les codes, dénoncent, déconstruisent et interrogent. Car l’art a le pouvoir de toucher, fait appel aux sentiments purs quand sévit le règne déraisonnable de la Raison.
L’art comme soutien des pouvoirs en place
L’art peut cependant être utilisé à des fins moins louables que celles précédemment énoncées. Il a souvent été au cours de l’Histoire employé à des fins de propagande. Dans ce cas-là, l’artiste est au service de l’État, et il n’est plus complètement maître de sa création.
Ainsi, l’art de propagande participe au culte de personnalité de certains dirigeants, illustrant à travers les arts visuels notamment, leur supposée grandeur. Cette forme d’art est caractéristique des totalitarismes du 20e siècle et se retrouve encore aujourd’hui. En général, l’art de propagande est un outil à l’exercice du pouvoir politique pour influencer sa population dans l’exercice de sa gouvernance. Envisagé sous cet aspect-là, l’art perd de son caractère contestataire. Cependant, on voit là toute la force de l’art, puissant moyen de séduction.
Il est important de se rappeler que la liberté artistique est loin d’être aujourd’hui une valeur universelle. Si en théorie, l’artiste est profondément libre, sa liberté effective n’est pas une réalité globale. Allant de corps avec la liberté d’expression, la liberté de création artistique est une question éminemment complexe. Régulièrement, et ce dans tous les pays du monde, les œuvres d’art sont censurées par les pouvoirs en place, faisant souvent appel à des raisons morales. Doit-on laisser à l’artiste le pouvoir de tout dire et de tout montrer ? Cette question reste en suspens et se doit d’être posée, puisque l’art par sa force subversive, a le pouvoir de déranger les consciences et les sensibilités.
Enfin, la notion d’appropriation culturelle nous pousse à nous demander si l’art peut être, à la fois, source de pouvoir et moyen de privation de ce même pouvoir. Ce concept désigne l’utilisation d’éléments d’une culture par les membres d’une autre culture. Cet emploi est particulièrement controversé lorsque les éléments sont issus d’une culture minoritaire historiquement dominée, vidés de leur symbolique et véhiculant des stéréotypes négatifs. Par cette pratique, l’art semble ne plus être source de pouvoir pour son artiste, et son œuvre est utilisée comme un bien commun à tous, séparée de son auteur et de sa signification première.
Ainsi, il semble plus urgent que jamais de souligner l’importance de l’art, puissant contre-pouvoir au cœur de sociétés où l’on célèbre des valeurs d’utilité concrète, d’efficacité et de rapidité. L’art nous donne le goût du présent et efface les frontières, nous rappelant que l’homme est un animal tout aussi sentimental que rationnel.