Dans le cadre de notre édition spéciale sexe, une partie de l’équipe du Délit s’est autorisée une virée au Cinéma L’Amour. Au coin de la rue Duluth et du boulevard St Laurent, qui n’a pas déjà été intrigué par la devanture vieillissante mais provocatrice du seul cinéma libertin de Montréal ?
Une institution singulière donc, qui ne comporte qu’une grande salle de projection de 400 sièges. Cette dernière fit ses débuts en 1914 comme salle de théâtre, et le majestueux de la pièce aux couleurs pourpres est resté intact. Devenu un cinéma pornographique dans les années 60, cette entreprise familiale projette deux films X par semaine pour la somme de 11 dollars avec une ristourne de 75 sous pour les personnes du troisième âge. On ne paye pas pour la séance mais pour le temps d’ouverture du cinéma. On peut donc, à sa guise, déambuler dans la salle, discuter avec la clientèle, sortir fumer, et bien sûr venir voir une des deux ou trois projections de la journée.
L’Amour est loin d’égaler les recettes du Cinéma du Parc ou du Cineplex. Toutefois, les prix n’ont pas augmenté depuis plusieurs années et des soirées spéciales sont organisées. Sachez que si vous êtes en couple, l’entrée est gratuite les lundis, mardis et jeudis. Gratuit pour les femmes le vendredi et le jeudi pour les travestis, le cinéma cherche à diversifier sa clientèle, qui, bien que rajeunie depuis quelques années, demeure monopolisée par des seniors.
- Chloé Mour
20h40. Nous sommes réunis devant la porte du cinéma érotique, mais impossible de franchir la porte. La honte nous laisse tétanisés à l’entrée. « Allez, on y va ! »: on s’élance, des passants circulent et on se dégonfle à nouveau. Le sexe, et plus particulièrement la masturbation, est généralement quelque chose de tabou, d’intime, confiné dans nos sphères des plus privées. Ici, dans la rue, l’espace public par définition, il est écrit sur notre front que nous rentrons dans un cinéma avec l’objectif d’avoir du plaisir sexuel. Et c’est alors que nous prenons notre courage à deux mains et enjambons le pas de la porte.
À notre arrivée, la caissière paraît surprise de nous voir : « vous savez qu’il s’agit d’un cinéma porno ? » Oui, les dizaines d’affiches de culs qui nous entouraient nous l’avait bien confirmé. « Je ne sais pas pourquoi vous-êtes là, mais si quelqu’un s’approche trop de vous, dites-lui de partir et normalement tout se passera bien. » Elle ajoute : « Si quelqu’un vous dérange, n’hésitez pas à venir nous voir. » Un autre homme nous conduit dans un espace « réservé », une rangée de siège entourée de deux barrières où nous ne sommes pas censé-es être dérangé-e‑s. Le film a déjà commencé. La salle est plongée dans une pénombre où l’on peut quand même distinguer des silhouettes et leurs visages. Il traîne dans l’air comme une odeur rance. Il n’y a qu’une dizaine de personnes présentes : à part une unique femme, venue avec son compagnon, le reste des personnes présentes sont des hommes dans la cinquantaine, qui semblent être venus seuls. Contrairement à nous trois, il ne restent pas ancrés dans leur siège de vieux cuir. Les hommes déambulent dans la salle, changent de siège, mais surtout s’approchent de l’écran jusqu’à presque s’y coller. Pour quelle raison ? Nous se sommes pas sûr-e‑s de connaître la réponse.
Alors que nous étions deux femmes et un homme, quelque chose a commencé à nous déranger : de nombreux hommes, sans rentrer dans notre « espace réservé », s’asseyaient dans les rangs proches de nous et nous regardaient avec insistance sur une durée prolongée. À croire que nous étions plus intéressantes que le film porno en lui-même, dont beaucoup ne semblaient pas tellement y porter attention. Venu-e‑s comme spectateurs-rices, nous devenons spectacle le temps d’un court moment. Trente minutes plus tard, nous décidons de quitter la salle, et sortons aussi vite que nous sommes rentré-e‑s, encore incapables de mettre des mots sur cette expérience nouvelle.
- Hannah Raffin
Comme le Beverley du 2e arrondissement de Paris, Cinéma L’Amour représente un dernier bastion du cinéma pour adultes. Autant son écran 16:9, ses fauteuils de velours et son système son surround peuvent offrir à l’autoérotisme bien des atouts, la démocratisation de la pornographie dans l’ère de Pornhub, Youporn aurait dû voir ce lieu disparaitre, suivant donc la fatalité des cybercafés. Les vas-et-viens quotidiens aux portes de celui-ci encore érigé nous montrent cependant le contraire. Dressé entre les yeux et l’écran, l’acte autoérotique communément intime, prendrait donc ici une déviante sociale. Différent du confort de son bureau ou de sa couette, ce lieu satisferait les envies de celles et ceux souhaitant partager de près comme de loin le plaisir visuel. Suivant le jeu du regard attiré, le tandem du voyeurisme et de l’exhibitionnisme servirait donc à expliquer cette fréquentation qui persiste.
Dans un espace où l’objectification de la sexualité passant par l’illusionnel de la vidéo pornographique atteint son comble, la réalité quasi-exclusivement masculine de ce lieu amènent vers d’autres questions. Alors que la masturbation devient avec l’âge un acte solitaire et même ironiquement taboo, l’éveil sexuel et surtout l’introduction à la pornographie pendant la puberté se révèle être un phénomène social et sociable entre amis. À cet âge où la testostérone bout et la virilité est encore critère requise, ce partage amical se lie au besoin de validation entre égals dans une atmosphère de competition masculine. Retrouvant peut-être les dynamiques d’un plus jeune âge, il est possible que cet forme dèexpression sexuelle ne soit aussi qu’en réponse à un besoin de validation intermasculine plus profonde. C’est ainsi que certains fantasmes passant encore aujourd’hui par l’anathème méritéraient une plus juste familiarisation.
- Vittorio Pessin