Aller au contenu

Le Grand style

Le chemin d’une esthétique de la grandiloquence sur les traces de Nietzsche et Debord.

Mahaut Engérant | Le Délit

De manière répétée, il nous arrive d’être confronté à des œuvres artistiques belles et choquantes. Plus récemment, nombre de Québécois ont eu l’occasion d’assister à l’exposition du Musée des beaux-arts de Montréal concernant Mapplethorpe. Aussi, en de tels moments, nous faisons-nous inexorablement réclamer de bien laborieux commentaires. Pour ma part, je n’ai jamais su quoi en dire. À la source de ce malaise : l’esthétique postmoderniste.

Généalogie d’un constat

Les questionnements concernant la beauté – et plus largement l’esthétique – ont toujours intrigué. Que ceux-ci soient de l’ordre de la subjectivité ou de l’impénétrabilité présupposée de l’Art, il m’apparaît qu’un tel sujet n’a jamais été accompagné par rien d’autre qu’une puissante et profonde passion. Nous tous et toutes sommes au centre de cette passion. L’Art est humain autant que les mers appartiennent aux océans. 

En l’espace de quelques siècles, l’Art s’est métamorphosé en une succession rapide et souvent brusque de courants et d’expressions. Or, il m’apparaît que la démarche artistique et le fruit de cette dernière – ces deux choses que l’on nomme l’Art – n’ont hélas pas fait, depuis le Classicisme, grand cas de ce qui s’est fait chez les Grecs durant l’Antiquité. D’autant que, si l’on doit bien retenir quelque chose de la grande marche artistique de notre époque, c’est son relativisme décloisonnant. Partout autour de nous, l’Art semble se transformer en produit culturel consumériste et se retrouve conséquemment soumis à une logique marchande qui n’avance immanquablement plus les mêmes critères qu’auparavant. Mais alors, comment peut-on reconnaître le beau et qui peut donc s’en déclarer garant ? Devant une telle question, Nietzsche, et plus tard Debord, ont pour nous une réponse fort intrigante : le Grand style.

Mais alors, comment peut-on reconnaître le beau et qui peut donc s’en déclarer garant ?

Le Grand style

Avant d’en venir aux implications du Grand style définissons-en les caractéristiques. D’abord théorisé chez Nietzsche, ce concept porte tant sur la conduite que la source de l’Art. À ne point en douter, nous en sommes la source. Le Grand style est intime et personnel, et antérieur à toute autre considération. À en croire Nietzsche, ce concept se veut l’unification de la négation de « ce qui est », ainsi que l’action à l’origine de la création artistique. D’entrée de jeu, il avance la chose de la manière suivante : « Supposez qu’un homme vive autant dans l’amour des arts plastiques ou de la musique, qu’il est entraîné par l’esprit de la science […]. Il ne lui reste qu’à faire de lui-même un édifice de culture si vaste qu’il soit possible à ces deux puissances d’y habiter […]» (1878). Pour ainsi dire, le Grand style est à la fois une manière de vivre et une manière de créer. Ces deux éléments sont inséparables. Vincent Kaufmann mentionne à cet effet que « le grand art, le grand style procèdent d’un art de vivre […]» (Kaufmann : 2001). Même chose chez Debord où le style relève de l’expérience et de la mémoire des uns. Ainsi peut-on dire, le Grand style semble être une manière de vivre en accord avec une nature humaine déliée qui permet de donner naissance à la beauté grâce à l’art.

À l’opposé du Grand style se trouve le déchirement des passions. Nietzsche exemplifie d’ailleurs ce point par l’opposition entre les courants romantiques et classiques. Alors que les classiques incarnent la vie et les forces qui l’habitent, les romantiques ne font qu’épuiser toute leur énergie vitale face à de vils déchirements intérieurs. Alors que pour Nietzsche, la souffrance peut être la source de grands exploits, chez les romantiques elle domine tout l’espace. Elle est à l’origine de l’action artistique et s’articule comme sa sombre finalité.

L’Art est humain autant que les mers appartiennent aux océans.

In girum imus nocte et consumimur igni

Le Grand style pourrait être symbolisé par l’attitude des stoïques face à l’histoire. Debord nomme notamment l’un de ses films In girum imus nocte et consumimur igni, ce qui signifie : « Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu ». Ce titre est d’une part puissant, mais aussi le tenant d’une vérité quant à ce que nous sommes. C’est à cet égard que, sous le signe de l’acceptation de soi, s’organise cette facette de la création. Le Grand style nécessite une acception de la vie qui ne peut être accomplie que sous la présence d’une volonté de vie, de puissance. En cela, il ne peut exister que chez des personnes dont la tyrannie fait force de loi en leur sein. Il faut assurément être tyrannique afin de contrôler qui nous sommes. Nietzsche ajoute d’ailleurs que « Maîtriser le chaos que l’on est : contraindre son chaos à devenir ordre ; devenir nécessité dans la forme : […] devenir loi : c’est la grande ambition. » (Blondel : 1986) Le premier jet d’un sonnet n’est au mieux que le chaos des pensées d’un quidam ; ce qui ne s’organise pas comme un ensemble n’a aucune vie. Ainsi, ce n’est que grâce à l’acharnement édifié de la volonté que les uns seront en mesure de produire quelque chose de grand.

Cette grande ambition doit cependant nous initier à la plénitude : « Le Grand style présuppose que l’on regarde d’en haut, ce qui implique l’existence d’un point d’observation élevé et d’une personne capable de se situer en ce point, de se poser en ordonnateur et en législateur » (Magris : 2003). C’est notamment un tel désir qui a marqué l’œuvre complète de Debord. Pour penser et donner forme écrite au spectacle, il lui fallait se poser en contre-haut du système. L’artiste qui désire produire de l’Art est corollairement condamné à se faire prophète et à vivre du haut de son observatoire. Hélas, l’Art n’est en ce sens pas tourné vers les étoiles et le rêve, mais au contraire tourné vers notre monde et ses réalités. Autrement, il ne serait pas possible d’envisager le monde avec insécabilité. Pour ainsi dire, la grandeur d’une œuvre est intimement liée à la grandeur du vécu de son créateur. Il s’agirait de l’unique moyen d’incarner cette puissance dont nous condenserions le feu. Il est alors question de la matérialité directe de notre volonté de puissance. Debord expose par ailleurs son contraire par la domination du spectaculaire sur l’Art de son temps : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre personnes, médiatisé par des images » (Debord : 1967). 

Qu’est donc l’Art mais alors ? N’est finalement Art que ce qui exprime la vie. La vie, non pas au sens de continuum de notre existence, mais plutôt au sens de l’exercice de notre corps. Le Grand style en est la manière. Chacun des tracés ou des accords d’une œuvre se doit d’être l’articulation d’un corps. Il importe que les notes du chansonnier concrétisent la lourde et profonde respiration qu’il se peine à éprouver ; que le balancement subtil d’une main ordonne le coup de pinceau du peintre. À l’instar, la danse est l’une des disciplines artistiques étant la plus portée, de par sa nature, sur la vie. 

Si l’on puit conclure, il apparaît que le Grand style, tant chez Nietzsche que chez Debord, tente de répondre à un profond malaise : la décadence d’une culture qui n’a plus aucun sens. Si l’on devait ne retenir qu’une chose du Grand style, c’est qu’il se veut la posture la plus humaine qu’il soit. Une posture humaine, trop humaine.  


Articles en lien