Ma chronique a été rattrapée par la vie. Un mois maintenant que je n’ai pas écrit, que je n’ai pas eu la force de me confronter à cette douleur. MAIS, mais mais mais j’ai des excuses… Toujours.
Depuis que ce projet mûri dans ma petite tête, j’ai envie d’écrire une chronique sur ce film allemand que j’aime tant, Toni Erdmann — mon coup de cœur Délit de l’année quand même, alors que j’aurai pu citer Critique du rythme, A Woman Under The Influence ou, plus récemment, Devendra Banhart.
Mais cette chronique à partir de Toni Erdmann ne se fera pas, et j’en suis le premier attristé. J’ai voulu revoir une troisième fois ce film qui m’a tant secoué, à l’occasion de sa sortie montréalaise. Direction donc mon refuge du Cinéma du P*** — après ce qui suit, je ne voudrais pas leur faire de promotion gratuite — avec une amie, à qui j’avais survendu le film.
Tout était planifié. Aller au cinéma. Payer son dû. S’asseoir confortablement et se laisser envahir. Rentrer chez nous et écrire — le jour-même, pour s’éviter les foudres de mon éditrice. Mais le projectionniste en a décidé autrement : il a lancé, par erreur, une version du film pour sourds et malentendants. Je vous fais un dessin : en sous-titres, la traduction de l’allemand ; en surtitres jaune fluo, aux deux-tiers de l’écran, les descriptions des actions et des bruits environnants. Passe encore. Ça se corse dans les scènes dialoguées en anglais. Nouveau dessin : plus rien en sous-titres, réservés à l’allemand, et en surtitres, aux deux-tiers de l’écran, en couleur jaune fluo, les répliques en anglais — qui barrent accessoirement les visages de Sandra Hüller et Peter Simonischek. Et ce film, qui se veut une diversion de notre société fonctionnaliste, devient malgré lui la victime de ce qu’il dénonce. Je quitte la salle après une demi-heure, sous le regard suspect des autres spectateurs, qui s’avéraient être des sourds et malentendants.
Mais ce n’est pas le seul accident esthétique qui me soit arrivé ces dernières semaines.
Je pensais être à l’abri de la vie dans ce chalet suisse, où j’étais sur les traces du narrateur de Prochain épisode. J’avais emporté avec un moi un roman qu’il me tardait de lire, le premier tome de La Crucifixion de la Rose, Sexus de Henry Valentine Miller, offert par un ami dont j’estime plus que quiconque le goût en littérature. C’est dire. 200 pages et autant d’éclats de rire plus tard — éclats de rire qui provoquaient l’étonnement de mon entourage, peu habitué à envisager la littérature sous cet angle —, accidere. Une erreur d’impression a fait sauter un cahier, le remplaçant par un autre. Résultat : trente-deux pages manquantes, trente-deux pages en double. Comment continuer ma lecture ?
Qui me veut du mal, au point de venir interrompre mon expérience de deux opus magnum en l’espace de quelques semaines ? Un accident, je veux bien croire à un mauvais coup du sort. Mais ça, c’est l’œuvre de forces supérieures qui cherchent à me nuire, comme à Antonin Artaud pour son manuscrit perdu. À moins que je sois soumis, comme tous mes semblables, au hasard, à la contingence de la vie. Après tout, pourquoi suis-je ici ?
Ces deux accidents — trois, en fait, si je compte l’originel — en appellent un autre qui n’aurait dû, lui non plus, jamais arrivé. Rien de tout cela n’aurait dû arriver. Tu m’avais pourtant prévenu, mais je m’étais raconté des histoires. J’ai cru à ces contours que j’esquisse en t’écrivant.
Et je pars de chez toi, comme dit l’expression populaire, à « contre-cœur », parce que tu ne lui as pas, en m’embrassant, donné licence de me suivre. Me voilà à marcher seul vers le lointain, ma petite tête remuant encore les raisons de ton absence, alors que mes jambes me traînent dans le vide de la nuit la nuit la nuit.