Je relis ces jours-ci le Journal du plus grand écrivain québécois, Hubert Aquin. Et je tombe sur l’entrée du 10 janvier 1953, que j’aurais aimé avoir écrit : « Je me sens parfois envahi par une grande pitié, et je ne vois plus les êtres sous les rapports de l’amitié, de l’amour, de la convenance… Je les vois dans ce qu’ils ont de fou ou de profondément aimable. Et je regrette d’avoir été distant, étranger, d’avoir joué le jeu de la méchanceté de société auquel nous nous prêtons tous… mais avec tant de maladresse que je voudrais crier je vous aime et les embrasser. Tous. Tous. Quand quelqu’un commence à me « piquer », c’est à ce moment que je me sens le plus en pitié pour lui. Tout cela est tellement ridicule. C’est d’affection et d’amour que nous avons besoin. […] Comment faisons-nous pour être méchant — alors qu’il est si impérieux d’être bon, d’aimer, et de porter tous les hommes dans notre cœur à tous les instants. « En chaque homme, disait à peu près Proust, il y a un pauvre cheval qui souffre. » Il faut qu’on désapprouve ce jeu de façade qui consiste à s’égratigner vaniteusement ; il faut savoir se regarder avec amour et dire : « nous sommes tous de pauvres types, après tout ! » — La puissance de cette pitié — je la sens en lisant Proust. Dostoïevski aussi la possède. C’est avec cette pitié qu’on peut créer un univers romanesque qui ne soit pas une galerie de caricatures ou une autre de haine ! »
Cette pitié dont parle Aquin, moi aussi je l’ai sentie dès les premières pages de La Recherche de Proust. On y est tout plein d’appréhension au seuil, mais dès que le Narrateur se tourne vers soi et que sa voix toute simple commence, c’est comme si une âme-sœur, depuis le lointain, nous parlait. Je la sens aussi chez Barthes, sous le masque de l’ironie chez Joyce. Je la sens chez Henry Val Miller qui, au-delà des obscénités hilarantes qu’il débite, et de son obsession pour le con, me regarde depuis les vestiges de l’humanité et reconnaît un semblable.
C’est cela que j’aime dans ce lieu de toutes les nuances qu’est la littérature. Ces voix amies et bienveillantes. Loin, très loin des mesquineries — je préfère le mot anglais, pettiness — et des méchancetés. Des relations intéressées et du mépris. Et je me demande — et je crois avoir trouvé — pourquoi tous les contemporains, je veux dire toutes les époques contemporaines, ont relayées tour à tour la littérature dans la marge. Ou bien en ont fait une coterie. Et je repense au pauvre Nietzsche, abattu au pied du cheval, l’enlaçant de ses sanglots.
J’essaye d’écrire moi aussi pour dire cette bienveillance. Ne suis-je pas un pauvre type, après tout ! Je veux pouvoir te regarder avec le visage de la pudeur. Oui ! Ton visage qui éclaire alentour, that smile of yours, entendu et affable qui réclame un complément d’humanité. Toujours toi, ce tu prétexte et objet de mon écriture paresseuse. Ce tu devant lequel se place immédiatement mon je hypertrophié qui cherche, qui cherche une manière de dire sa faiblesse au milieu de ce bal des Têtes.
Mais je ne veux pas me faire une tête devant toi. Et pourtant je dois trouver un équilibre avec l’ineffable, me présentant à toi avec mon corps fardé, tout inscrit dans la socialité tyrannique que mon sexe suppose. Seulement après pourrais-je te montrer mes folies, et toi les tiennes.