Passer du côté des livres
Nous sommes en 2001, quelque part en Algérie, mais aussi en 1822, dans une calèche en route vers Paris, et à Linchamps en 1988. Rien ne semble connecter ces moments au premier regard. Pourtant, une suite d’événements en apparence aléatoires viendront se lier pour former une histoire. Martin Martin, en enterrant sa mère dans la campagne pluvieuse des Ardennes, fait la découverte de nombreux carnets, datant d’une époque lointaine. Ce sont les écrits d’Adélaïde de Saxe de Bourville. À mesure qu’il en parcourt les lignes, le héros entame un voyage dans l’histoire, vers l’Histoire.
L’objectif ultime de Martin Martin est de raconter une histoire, de retrouver les descendantes des Saxe de Bourville pour la leur transmettre. Cependant, il est difficile d’en voir le début et la fin, puisque les époques se superposent et se confondent tout au long de la pièce, accentuant la confusion entre l’imaginaire et le réel. Néanmoins, la présence de personnages historiques permet d’élargir le contexte de la pièce, en lui donnant une pertinence. Le spectateur peut ainsi ancrer le récit dans un contexte particulier, mais aussi le sortir de la scène. On pourrait presque retrouver quelque chose du personnage d’Adélaïde dans le légendaire Comte de Monte-Cristo, écrit par Alexandre Dumas, personnage clé de l’histoire.
Entre fiction et réalité
Le récit présenté sur la scène laisse le spectateur avec de nombreuses interrogations. La pièce était bien réelle, mais qu’en est-il de l’histoire ? Comment savoir si tout ce que Martin Martin raconte est véridique ou non ? Mais … y a‑t-il vraiment une réalité ? La pièce pose la question de l’existence d’une réalité objective à laquelle tout récit devrait correspondre pour être vrai. Au sortir de la pièce, il apparaît évident que « La vie est un récit », et chaque vie et chaque récit sont eux-mêmes composés de plusieurs récits, d’une multitude, d’une infinité de récits. Tout est fiction, et le spectateur est libre de toute interprétation.
L’histoire se caractérise aussi par des éléments qui traversent les époques tout en les liant. La fontaine, sous laquelle est enterré le trésor des Saxe de Bourville est omniprésente dans le récit. On la retrouve dans les tableaux, dans le périple de Martin Martin et dans l’histoire qui se déroule sous les yeux du spectateur. Elle donne du sens à la quête du héros, c’est la raison qui le pousse à remonter l’encre des carnets d’Adélaïde. Presque mystique, cette fontaine est le fil conducteur de ce périple.
Le dénouement est laissé à l’imaginaire du spectateur.
Une chose est sûre, l’histoire racontée par Martin Martin est tissée de tant de passion que le spectateur est tenu en haleine du début à la fin. L’attitude du personnage porte à croire qu’il suit les aléas de la vie, en construisant son histoire au fur et à mesure que le spectateur la découvre. Sauf que lui, il la connaît, l’histoire. Il se contente de la livrer à Alia et sa fille Jeanne, leur faisant ainsi comprendre qu’elles sont les descendantes d’Adélaïde, que cette histoire est la leur. En réalité, il avait tout planifié, il savait exactement où il allait, comme s’il avait le pouvoir d’écrire cette histoire. Au fond, le spectateur n’aura jamais la certitude de la véracité de ces propos. Est-ce que ce sont réellement les carnets d’Adélaïde qui l’ont amené là, ou un parfait hasard ? Le dénouement est laissé à l’imaginaire du spectateur. Le subterfuge est réussi : « Rien que pour un moment figé dans le temps, l’on enfile l’habit de l’autre, et on se met à y croire. »
L’envers du décor
Ayant choisi d’adapter Le Porteur d’Histoire, d’Alexis Michalik, la principale difficulté pour Franc-Jeu résidait dans la distribution des rôles. Dans la pièce originale, il n’y a que trois rôles principaux. Cependant dans cette adaptation, les personnages secondaires parviennent à se tailler une place. Cette manœuvre permet de faire avancer l’histoire pour lui permettre de se résoudre avec fluidité. Le rôle principal de Martin Martin étant divisé en deux, il était nécessaire que le duo d’acteurs s’accorde à la perfection pour une interprétation commune d’un personnage, mais aussi pour montrer et justifier son évolution au fil du temps, puisqu’il est passé d’un personnage amer au moment où il enterrait sa mère, vers quelqu’un d’enthousiaste en arrivant en Algérie. Dans la même optique, Adélaïde et sa descendante Alia étaient jouées par la même actrice, qui avait donc le défi inverse, de montrer les différences entre les deux personnages, mais aussi ce qui les lie.
Pour ce qui est de la mise en scène, fidèles à eux-mêmes, Franc-Jeu a proposé à son public des décors minimalistes. Les différentes époques où l’histoire prend place se distinguent par les cinq tableaux, qui servent ingénieusement de repère au public et dynamisent le décor. Chacun représente la même scène, Adélaïde devant la fontaine, mais sous le spectre artistique propre à chaque époque, allant de la peinture médiévale à l’art contemporain, en passant par le romantisme de Delacroix, l’impressionnisme, et le « néo-expressionnisme ».
Aussi, là n’est pas la seule combinaison artistique rajoutée par Franc-Jeu, puisque deux guitaristes et une pianiste accompagnent les acteurs, rajoutant une dimension sonore inédite à la pièce. Ces ajouts montrent bien la volonté de la troupe de dépasser le cadre du théâtre traditionnel pour construire quelque chose de collectif, de plus moderne, par l’expérimentation de plusieurs formes d’art tout en restant en lien avec le théâtre.
Remonter l’Encre, était un pari risqué, mais réussi. La pièce originale s’ancre dans un contexte purement fantaisiste, et le seul reproche que l’on pourrait adresser à Franc-Jeu est de ne pas l’avoir transposée dans un univers plus canadien… La pièce est également très féministe, les dialogues semblent avoir été longuement travaillés pour que ce parti pris se fasse avec finesse. En somme, la troupe a embrassé cette opportunité, ce qui leur a permis de diversifier leur approche dramatique. Quoi qu’il en soit, leur histoire ne semble pas prête de s’arrêter.