Dans son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967), le belge Raoul Vaneigem déclare que « ceux qui parlent de révolution et de lutte de classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu’il y a de subversif dans l’amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans la bouche un cadavre ».
Cinquante ans plus tard, la québécoise Catherine Dorion publie l’essai Les luttes fécondes, dans lequel elle propose de « parler de ce désir qui explose lors des soulèvements populaires ainsi que de celui qui prend feu dans la passion amoureuse, parce que les deux participent d’une chimie très semblable. » Il semblerait bien que le discours de Vaneigem ait rejoint le public québécois post-Printemps érable.
Ainsi, l’intime et le collectif s’unissent tout au long de l’essai. Cette alternance bien maniée dans les exemples et le contenu nous fait comprendre que les deux n’agissent jamais en vase clos ; ils sont reliés, enchevêtrés en nous et s’influencent réciproquement. « On n’a pas suffisamment compris que l’instinct politique des gens va aussi profond et est sujet aux mêmes lois psychologiques que leur libido sexuelle. Comme tous les instincts vitaux, il est irrationnel et imperméable aux arguments de la raison », écrit d’ailleurs Arthur Koestler, qui est cité en exergue. Et les pulsions libidinales, ici, se doivent d’être contestataires. En effet, elles ne peuvent s’emprisonner dans le moule arbitraire de la société, sous peine de devenir une corvée : « Si je suis libre et que je suis mes désirs, tu me trouveras plus pleine, plus impressionnante, plus belle. Plus déstabilisante. Tu m’aimeras et me respecteras encore davantage. Pourquoi me demander de rendre les armes et d’abandonner la force que j’ai de te bouleverser ? »
Cette conclusion, elle y arrive en développant une analogie avec la révolution cubaine, qui se voulait une libération de l’impérialisme américain avant que Fidel Castro, « par la peur de perdre le pouvoir, de ne pas être à la hauteur de la force du peuple, [préfère] mettre sous clé et exploiter pour lui seul cette force qui l’avait porté au zénith dans une effusion magnifique de désir collectif. » Ce contre-exemple illustre parfaitement le sentiment malsain qui nous pousse à réduire le présent en une série de règles pour s’assurer d’un futur. Sauf qu’une telle relation restera stérile. « L’amour n’est pas là pour rassurer. L’amour met en danger. Une lutte féconde, oui. Sinon, c’est une paix inféconde, une paix obligée qui tient par la contrainte. »
Si l’amour est lutte, le désir lui est révolutionnaire. Et si la politique en est inséparable, elle doit subir une remise en question semblable : «[la politique] a été imaginée pour que notre vie commune puisse devenir un espace de luttes ouvertes et décomplexées, un espace de sincérité. Elle n’a rien à voir avec ces injonctions d’ordre et ces promesses de stabilité, avec ces mensonges que nous répétons en masse ».
Les luttes fécondes de Catherine Dorion lie donc deux facettes de notre société sous le thème commun de la révolution. Cet essai se veut ainsi à la fois un plaidoyer pour la libération sexuelle – la vraie, non celle proposée par l’industrie de la pub – et politique, visant à libérer « cette libido que nous avons écrasée sous toutes sortes d’anesthésiants – workaholism, télévision, pilules, Facebook, alcool, magasinage. »