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Réflexion sur l’esthétisme

L’uniformisation esthétique est-elle une fatalité ? 

Il vous suffit de jeter un œil dans les bibliothèques du monde entier : Londres, Paris, New York, vous ne remarquez rien ? Toutes ces pommes allumées toisent les couvertures des livres vieillies par le temps. Un vrai paradoxe actuel. Du blanc, encore du blanc, de l’épuré et des lignes simples au milieu de l’original et de l’ancien. C’est le credo design d’Apple, précurseur en la matière du business model esthétique, fondé sur l’emphase mise sur le design pour vendre. La preuve en est toute récente : l’iPhone X, dernier né de la marque, est vide : rien qu’un écran, plus aucune fioriture. Terminés les boutons, remplacées les quelques prises. Tout est en Bluetooth, rien ne semble gêner l’interaction avec l’utilisateur. Ce qui caractérise cette nouvelle façon de concevoir le design, ce n’est plus l’épuré, mais autre chose. 

Un clash historique

Dans ce cas, Quid de l’Histoire ? Cette opposition à la fioriture ne serait-elle pas du déjà-vu ? En effet, le Classicisme au 17e siècle prône le respect de la clarté, de l’épuré en réponse aux architectures des lourdes cathédrales gothiques et leurs arabesques. La différence, aujourd’hui, le jamais vu, c’est l’uniformisation des designs qui nous guette. Pourquoi ces bibliothèques sont-elles pleines des mêmes ordinateurs, et pourquoi l’iPhone est-il partout ? Certainement pas parce que le Mac est le meilleur sur le marché, mais pour une raison plus insidieuse. Ce que nous percevons du monde, en tant qu’animaux sociaux, (Aristote, Les Politiques, II, 2), c’est aussi ce que l’on en retient, ce que l’on tend à imiter chez nos semblables. Les designs se copient et se répètent. Ceux des applications, des pubs, des restaurants en chaînes dans les grandes villes, se ressemblent dans l’ère du tout esthétique. Les polices arrondies et les couleurs claires et travaillées sont de mise, tranchant avec les designs des marques dans les années 80 et 90, aux couleurs criardes et aux polices défraîchies

Le minimalisme, faire moins pour montrer plus, est ce qui gagne toutes les sphères. Comme une gangrène, il s’immisce dans les esprits des designers, mais aussi dans l’inconscient collectif. Si cela semble inéluctable, est-ce pour autant une fatalité au sens grec du terme ?

« En quelque sorte on pourrait dire qu’il s’agit de l’esthétique du vide, l’esthétique du rien »

Comment le design peut-il s’adapter ?

Évidemment, l’esthétisme ne peut pas disparaître. On ne peut pas ne plus rien écrire, les lignes ne peuvent pas se réduire encore et encore pour disparaître. Le produit doit être défini, et un message se doit de passer, car c’est le principe de la publicité et de surcroît de la vente. C’est ici que l’exemple de l’iPhone X est intéressant. Si plus rien ne paraît à part l’écran, c’est que tout est destiné à toujours changer. Si on ne trouve pas de boutons, de prises, et de particularité propre, c’est que tout est censé l’être.

En fait, ce que cette nouvelle esthétique des écrans veut dire, c’est que c’est l’interchangeabilité ; le toujours plus éphémère, qui va diriger l’esthétique de demain. On passe d’un design fixe à un moule hyper flexible qui en fait n’en est pas un. Quand l’ancien design demandait des lignes prédéfinies, la création d’aujourd’hui ne demande plus rien, mais dès lors elle demande tout. À l’époque où vitesses d’information et d’échange sont plus importantes que jamais, l’esthétique se devait de s’adapter elle aussi. Tout évolue à un rythme effréné, alors pourquoi l’esthétique devrait-elle être fixe et conceptuelle ?

« Hyper-sollicité, le client n’est plus roi, il est dictateur »

Une esthétique unique mais sans borne ?

Le futur de celle-ci est de ne plus trancher. L’avantage est qu’elle plaira à tout le monde, tout le temps. Comme l’écran de l’iPhone qui sera tout entier à la guise de celui qui l’utilise. C’est le principe du monde des écrans, du monde des appareils électroniques en général, et de celui de la demande, ce sur quoi Apple parie. Dans une bibliothèque où tout le monde a le même ordinateur et le même téléphone, le paradoxe est que tout le monde veut le sien, personnalisable et distinguable. Il vous suffit de regarder les téléphones et ordinateurs des gens autour de vous : les couleurs, les autocollants, les coques en tout genre.

« Le choix individuel de pouvoir personnaliser à l’infini, tout en achetant la  même chose que tout le monde »

On veut ressembler à tout le monde et en même temps à personne. C’est ce qu’Apple a compris dans sa conception avant-gardiste du design. Le consommateur d’aujourd’hui est celui qui claque des doigts, pianote sur un écran, et obtient tout en deux minutes. Hyper-sollicité, le client n’est plus roi, il est dictateur, alors Apple lui offre un canevas blanc, où tous les choix esthétiques possibles deviennent les siens. Pour s’adapter à la demande, pourquoi ne pas faire corps avec celle-ci ? En fin de compte, l’exigence d’un public en position de force continuelle est celle qui maîtrise cette nouvelle esthétique sur commande : du blanc pour que chacun se projette à sa guise. Apple révolutionne ainsi le principe d’offre et de demande par l’esthétique, et nous propose une nouvelle façon d’envisager « ce qui plaira ». Ici, ce n’est plus un type de demande qui doit être identifié : ce sont toutes les demandes en même temps, tous les styles et tous les genres, qui sont libres de se reconnaitre dans les produits​.Il n’y a plus de « beau » unique, mais une multiplicité d’opinions. On se rapproche ici de la vision du « beau » Kantien, dans La Critique de la Faculté de Juger, qui établit le beau comme étant subjectif, propre à chacun, donc sans concept, et hors de tout intérêt.

Finalement, le beau sans concept à l’époque Kantienne, c’est un peu l’esthétique sans borne d’aujourd’hui, dans laquelle chacun peut se reconnaître : c’est à la fois un choix et une sentence. Parce qu’avant de personnaliser l’iPhone X, il faut bien  évidemment l’acheter.


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