Il est une dure tâche que d’écrire sur soi. Par pudeur ou timidité, on a peur d’en dire trop, de paraître égocentrique, et finalement d’ennuyer son lecteur. Alors pourquoi prendre le risque ? À l’occasion de cette édition spéciale sur les identités culturelles, il m’a paru pertinent d’aborder un sujet trop souvent mis de côté quand on aborde les questions identitaires : celle du métissage. Les débats entourant ces questions présupposent bien souvent une vision bipolaire de la chose : francophones et anglophones, immigrants et natifs, etc. Bien heureusement, le monde n’est pas tout noir ou tout blanc, et il me semble que la conscience publique ignore souvent l’existence des personnes dont l’identité n’est pas monochrome.
Cette ignorance m’est apparue pour la première fois à McGill, en première année, dans une résidence étudiante. Chaque année, tous les pensionnaires des rez doivent participer à deux ateliers concernant des sujets de justice sociale : Gender, sexuality and consent (genre, sexualité et consentement, ndlr) et Race and colonialism (race et colonialisme, ndlr). Le second se constitua d’abord d’un historique de l’histoire coloniale du Canada, puis d’une discussion sur le racisme dans la société actuelle. Au début de celle-ci, les animateurs diffusèrent un extrait — inclinant au malaise — d’un humoriste qui affirmait que le racisme inversé n’existe pas. Si le but d’améliorer les relations interraciales est louable et nécessaire, le modus operandi me sembla inélégant et inefficace ; dépeindre tous les non-blancs comme fondamentalement incapables de racisme est inexact, et m’a amené à me pencher sur mon parcours.
Une société identitaire
Je suis né en Martinique, une petite île française dans les Caraïbes. La famille de ma mère est blanche, celle de mon père est noire. J’y ai vécu toute ma vie jusqu’au moment où il fallut quitter le nid pour les études supérieures, comme c’est probablement le cas pour la majorité d’entre nous. En ce sens, il est difficile de faire la différence entre moi et un autre Martiniquais : je parle créole, j’ai été bercé par le zouk, le kompa et la biguine, j’ai pratiqué pendant des années le bèlè (la danse traditionnelle), et ma grand-mère fait les meilleurs accras. Malgré cela, enfant j’ai rapidement compris que j’avais quelque chose de surprenant. Le nombre de « métros » (« métropolitains », c’est à dire les blancs) étant limité dans ma ville — la population martiniquaise étant très largement noire — il est aisé de remarquer ma différence de couleur de peau. Ainsi étais-je considéré comme blanc ou « chabin » (« clair de peau » en créole). On présumait souvent que je ne parlais pas créole ou que j’étais né « lot bô » (de l’autre côté), dans l’Hexagone. Si ces remarques étaient largement innocentes et naïves, elles exprimaient toutefois une forme d’incrédulité quant à mon appartenance culturelle.
« Je voulais être considéré comme un individu, sans égards pour ma couleur de peau ou mes origines, pas comme « moi le métis » mais comme « moi la personne avec une pensée propre »
La question raciale en Martinique est intéressante et prend souvent des couleurs nationalistes, y compris, de manière assez surprenante, vis-à-vis des autres Caraïbéens : les Saint-Luciens et Haïtiens sont ainsi souvent vus comme des opportunistes, et font l’objet d’un certain mépris. Il n’est pas rare d’entendre des expressions comme « noir comme un Haïtien », ou encore « comme un Africain » sur un ton dédaigneux. Je me rappelle encore de cet ami au primaire qui se faisait appeler « charbon ». D’un autre côté, les blancs sont considérés comme des rivaux à dépasser, d’éternels antagonistes. Il s’agit de prouver que l’Antillais fier et noir (mais pas trop) n’a rien à envier aux blancs. Les velléités d’indépendance très répandues dans l’île se basent notablement sur des considérations ethniques plus que politiques, un genre de « la Martinique aux Martiniquais ».
Dans cet environnement, il n’est pas rare de se confronter à des formes d’essentialisme. L’exemple de ce phénomène m’ayant le plus marqué m’a été donné au collège. À l’époque, j’étais dans une école de musique dans laquelle les élèves jouaient chaque année lors d’un spectacle. Cette année-ci, je jouais un morceau que j’affectionnais particulièrement, et le public sembla relativement satisfait. Plus tard, un ami proche et moi discutions de cette soirée. C’est alors qu’il me rapporta ceci : « mon père m’a dit que tu peux avoir la nuance, mais jamais le rythme, tu n’es pas vraiment noir ». Plus tard, au lycée, on put observer dans ma classe une auto-division des élèves : les noirs restaient avec les noirs, les blancs avec les blancs. Les relations furent cordiales au départ, puis s’envenimèrent. D’après une de mes amies de l’époque, « traîner » avec ces blancs, les aider ou toute autre forme d’interaction équivalaient à une certaine trahison.
Une identité difficile à formuler
Dans ce contexte de division de la population selon sa couleur de peau, il m’est difficile de me sentir Martiniquais. Puis-je être citoyen sans l’être aux yeux de mes compatriotes ? La question de l’identité s’est posée pour moi de manière inéluctable. Étais-je fier d’être né là-bas, avais-je quoi que ce soit à en retenir ? Les femmes y sont souvent traitées avec un relent de misogynie, et les homosexuels sont diabolisés par une population profondément traditionnaliste : si j’ai un profond attachement à la Révolution française et à ses valeurs, qu’ai-je à retenir de la société martiniquaise ? Bien que natif, j’avais l’impression d’être un immigrant perpétuel en attente d’intégration, d’être perdu dans une vingt-cinquième heure de l’identité : ni métropolitain, n’ayant jamais réellement vécu en Hexagone, ni vraiment Antillais.
Le sentiment de culpabilité a été inévitable : j’ai dû faire un mauvais choix, rater quelque chose ; qu’est-ce qui, dans ma vie, a consacré mon inauthenticité ? Serais-je un simple franco-français trop « métro » pour mon pays d’origine ?
« Le monde n’est pas tout noir ou tout blanc, et il me semble que la conscience publique ignore souvent l’existence des personnes dont l’identité n’est pas monochrome »
Ma famille maternelle vient de la campagne profonde, là où le réseau mobile se réduit à du edge intermittent. Un bon nombre de familles y pratiquait la paysannerie, dont la mienne depuis au moins 1789. La vie y est simple, et le travail dur : il faut pouvoir moissonner sous le soleil de l’été, et s’occuper des vaches pendant l’hiver. Difficile alors de comprendre en quoi cet héritage m’aurait rendu si différent des autres. Après tout, à l’époque de mes grands-parents, la Martinique elle aussi reposait en grande partie sur l’agriculture.
C’est à cette époque que naquit mon dégout pour le concept de race. Chez moi, ma grand-mère me racontait les histoires de sa grand-mère, esclave sur une plantation ; à l’extérieur, je voyais comment la race restait un problème dans l’île. Cette idée me semble être une menace à la liberté, l’égalité, et la fraternité, un concept à enterrer en même temps que le racisme. Je voulais être considéré comme un individu, sans égards pour ma couleur de peau ou mes origines, pas comme « moi le métis » mais comme « moi la personne avec une pensée propre ».
Comprenez donc mes attentes, une fois arrivé au Canada. J’ai pu rencontrer des gens qui ne me rabâchaient pas ma différence. Puis vint le jour du recensement. Un agent public vint à mon appartement. Comme je n’étais pas là, mon colocataire a répondu pour nous deux à ses questions. Vint celle-ci : « quelle est la race des habitants de cette appartement ? ». Mon colocataire répondit que ma mère était blanche, et mon père noir. « Ah ok, donc noir », fut sa réponse. Blanc en Martinique, noir au Canada.
J’aurais aimé pouvoir traiter la question de la culture sans parler de ma couleur de peau, mais la société ne m’en a pas laissé le choix. On s’acharne à imposer des cases à ceux qui en sortent, alors qu’en créer plus ne fera que retarder l’inévitable. Comme l’écrivaient Susan Saulny et Jacques Steinberg dans un article du New York Times, les exemples de métisses faisant face à ce malaise de la catégorisation, sont fatalement de plus en plus nombreux, notamment quand la question de la discrimination positive se pose. J’espère qu’un jour, ceux éprouvant ce malaise, que ce soit par leur nombre ou leurs idéaux ‚nous libérerons des chaînes de l’essentialisme ; j’espère que ma descendance n’entendra jamais qu’elle n’est pas suffisamment blanche, noire, ou tout autre concept abscons.