Comme beaucoup d’étudiants francophones à McGill, ce n’est pas sans une certaine fierté que j’ai fini par ajouter dès la fin de ma première année le mot « bilingue » à mon curriculum vitae. Du dîner entre amis au coup de fil à mes parents, entre mes term papers et mes contributions au Délit, je passe mes journées à jongler entre mon français maternel et l’anglais — la langue universelle que se doit de maîtriser un enfant modèle de la mondialisation. À grand renfort de slangs et autres tournures idiomatiques propres à la région, je tente de m’approprier un peu plus chaque jour ma « langue d’adoption », dans ce qui semblait être devenu une quête effrénée du bilinguisme parfait. Je dis bien ici « semblait », car il ne m’a pas fallu longtemps pour réaliser qu’entre moi et mes rêves de grandeur anglo-saxonne se dresse aujourd’hui un obstacle qu’aucunes de mes — nombreuses — recherches sur le site Urban Dictionnary ne parviennent à transcender : ma relation affective au français.
You are the love of my life
En anglais, j’ai l’insulte facile, aucun terme ne m’est trop cru, et si quelqu’un me laisse une place assise dans le bus, il devient the love of my life, un détachement dont je fais rarement preuve lorsque je m’exprime en français, où j’ai toujours eu une tendance certaine à la mesure. Après tout, une insulte est violente, les images marquent et aimer beaucoup, c’est aimer peu. Les mots qui composent notre langue maternelle sont ceux à travers lesquels la compréhension de notre environnement s’est faite pour la première fois. Lorsque je quitte ma langue maternelle pour une autre, le lien signifié/signifiant faiblit irrémédiablement, les concepts désignés gagnent en superficialité : dans mon esprit, love n’est pas l’Amour, bitch n’est pas salope, to butcher n’est pas massacrer… C’est pourquoi je finis parfois par me demander si parler anglais ne revient pas pour moi à parler pour ne rien dire.
« Lorsque je quitte ma langue maternelle pour une autre, le lien signifié/signifiant faiblit irrémédiablement, les concepts désignés gagnent en superficialité »
Tu parles anglais ?
S’exprimer dans une langue va bien au delà des questions grammaticales et syntaxiques. Il s’agit ici de remplir la mission originelle du langage : l’établissement d’un lien avec l’autre. À mon arrivée à Montréal, il m’a fallu du temps pour éliminer la distance qu’il y avait entre moi et mon discours — m’émanciper des sketchs de mon cours d’anglais. Il m’a aussi fallu faire un réel effort de transposition, adapter mon sens de l’humour, ma manière d’interagir, mon langage corporel (et oui, l’anglophone aime être tactile!). Ayant grandi tout ma vie au Sénégal, en venant au Canada j’ai également dû éliminer de mon vocabulaire tous les mots issus du wolof, qui ne trouvent d’équivalent ni en anglais, ni en français.
Il y a toujours quelque chose d’assez déroutant dans la perte de signes linguistiques, car au delà de la perte d’un mot, c’est aussi la perte d’un concept qui survient. Heureusement, celle-ci est souvent rattrapée par les apports d’une nouvelle langue. L’étudiant francophone à McGill peut parfois se sentir dans les entre-deux d’une tour de Babel où aucun lexique ne parvient réellement à englober l’ensemble des aspects de son identité. Il serait cependant irréaliste d’en espérer autant. Au lieu de ça, on construit comme on peut son propre dialecte afin d’éviter de passer ses quatre années lost in translation.