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Lumière sur Matthew Rankin

Le Délit s’est entretenu avec le réalisateur de Tesla : lumière mondiale. 

Tesla

Présenté lors de la 56e semaine de la critique du Festival de Cannes, Tesla : lumière mondiale, réalisé par le cinéaste winnipegois Matthew Rankin, se penche sur la figure de l’illustre inventeur du courant alternatif. Produit par l’ONF, ce film d’animation s’inspire des derniers moments de la vie de Nikola Tesla, rythmés par ses déboires financiers et son amour fou pour un oiseau. Le film se distingue par son vocabulaire graphique original et électrisant, porté par la création sonore de l’artiste Sacha A. Ratcliffe, inspirée de la « Tesla spirit radio », une invention permettant de capter et diffuser la sonorité des ondes lumineuses. Dans le cadre de la 16e édition des sommets du cinéma d’animation, Matthew Rankin animera une leçon de cinéma de cinq heures, proposant au public de découvrir ses techniques d’animation. Le Délit s’est entretenu avec le réalisateur.

Le Délit (LD): Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de ce qui vous a amené à vous diriger vers l’animation ?

Matthew Rankin (MR): Pour les puristes du cinéma d’animation, je ne suis pas vraiment cinéaste d’animation, je suis impur. Mon travail est hybride, mais il y a de plus en plus d’animation dedans. Il y a des potentiels expressifs de l’animation qui m’intéressent, qui m’interpellent, qui m’animent. J’ai grandi à Winnipeg, et pendant les années 1980–1990 il y avait comme une grande culture de l’animation là-bas, surtout parce qu’il y avait un studio d’animation de l’ONF, ce qui n’est plus le cas. C’est peut-être à cause de ça que je m’intéressais d’abord et avant tout à l’animation. Aussi, je dessinais tout le temps quand j’étais jeune. Et là, je suis allé à l’université [étudier l’histoire, ndlr]. Je m’intéresse d’abord et avant tout au langage cinématographique, et surtout à l’artificialité du cinéma et de son langage. L’animation, c’est un de ses langages que je trouve fascinant. Je dirais que c’est pour ça que j’en fais.

LD : Du coup, comment avez-vous appris à faire de l’animation, étant donné que ce n’était pas votre parcours initial ?

MR : À ce niveau-là, je dirais que je suis autodidacte. Je dis ça pas du tout pour me vanter, mes films d’animation sont très primitifs (rires). Je ne suis pas vraiment sophistiqué, mon animation est très primitive, mais c’est ce que j’aime. J’aime le côté artificiel, je viens d’une culture du cinéma très trash et très cheap, très DIY comme on dit. Je pense qu’à Winnipeg, les cinéastes winnipegois sont vraiment excellents dans leur capacité à amplifier leurs limitations, leurs déceptions et leurs échecs en quelque chose de grandiose. C’est en embrassant la nature primitive de leur travail qu’ils réussissent à faire quelque chose de fun.

LD : Avant de faire de l’animation, vous avez étudié l’histoire, et dans votre film Tesla : lumière mondiale vous faites référence à des faits historiques. Quel est votre rapport à l’histoire en tant qu’artiste ?

MR : Je pense que le métier de l’artiste c’est de commenter l’univers autour de lui. Il y a plusieurs approches à ce niveau-là. Il y a des artistes qui sont menés par la curiosité, ils voient des choses autour d’eux et ils veulent les suivre, comme les documentaristes. Il y a des cinéastes de fiction et d’animation qui sont plus animés par l’égo, qui veulent inventer l’univers. Dans tous les cas, il y a quelque chose autour d’eux, dans leur vécu, qui les inspire, et qui n’est pas assez. Ils ont besoin de faire de l’art pour réparer quelque chose, parce que l’univers autour d’eux n’est pas suffisant, qu’il n’exprime pas ce qu’ils ressentent. Dans mon cas, la fontaine de mon inspiration vient de l’histoire. Ce n’est pas dans l’actualité, pas dans ma communauté immédiate, c’est dans mes voyages dans le passé.

Julien Fontaine

LD : Tesla : lumière mondiale prend des libertés avec les faits historiques, en fait un sujet artistique. Comment envisagez-vous cette démarche de rupture avec l’histoire académique ?

MR : Je pense que même l’histoire universitaire est fondamentalement une opération artistique et personnelle. Lorsqu’on choisit la période qu’on étudie, la période dans laquelle on raconte nos histoires, même là-dedans il y a une opération artistique, parce qu’il y a un début, un milieu et une fin. Et ça, ce n’est pas l’histoire. L’histoire, c’est une chronologie sèche de faits qui se sont produits à travers le temps. Lorsqu’on essaie de donner une signification à ça, je pense qu’on est dans une opération profondément artistique. Les historiens essaient de suivre une démarche scientifique. Moi je me suis rendu compte que mon intérêt pour l’histoire n’était pas du tout scientifique, il était artistique, c’est ce que j’aimais. Je ne fais même pas l’effort d’être crédible face aux historiens. Mes films ne font pas l’effort d’être crédibles, ils sont purement subjectifs.

LD : Pourquoi avez-vous choisi de faire un film sur Tesla, et en particulier sur la fin de sa vie ? Qu’est-ce qui vous a inspiré dans ce personnage ? 

MR : D’abord, c’est parce que je m’intéresse beaucoup aux mouvements utopiques du début du vingtième siècle, et Tesla était un scientifique idéaliste, pas capitaliste. Il avait cette grandiose vision de l’énergie illimitée pour toute la planète, gratuitement. Il s’est fait écraser par sa propre idéologie. Il y a toujours une ironie dans les utopies qui me fascine, parce que les utopies sont idéalistes et belles, mais en même temps on habite avec la déception, parce qu’on n’y arrive jamais, on n’est jamais à la hauteur en tant qu’espèce de nos utopies. C’est un phénomène historique que je trouve fascinant. C’est aussi très actuel, parce que je pense qu’on habite dans une époque où il est très difficile d’être idéaliste, une époque anti-utopiste même. Deuxièmement, j’étais fasciné par sa relation avec son oiseau. C’est une histoire qui me touchait, je trouvais cette image de lui oublié, aliéné de la communauté scientifique avec son oiseau très belle et triste. Troisièmement, c’est une question formelle. Je voulais faire un film à propos de Tesla parce qu’il y avait quelques techniques que je trouvais très pertinentes pour représenter sa vie, pour faire une métaphore de son travail. D’abord et avant tout, l’idée de faire de la lumière l’élément fondamental de l’animation, de littéralement animer avec la lumière. C’était la forme parfaite pour faire un film sur Tesla. Je crois qu’il faut que la forme et le contenu ne soient pas dissonants, il faut qu’ils soient interconnectés, enchevêtrés.

LD : Justement, par rapport à la technique, les images du film évoquent l’électricité. Quelles techniques avez-vous utilisé ?

MR : Justement, ça c’est quelque chose que je vais dévoiler dans le cours de jeudi. Ça se comprend mieux dans la démonstration, parce que c’est très technique. Grosso modo, c’est un peu comme quand tu écris ton nom avec un feu de Bengale. L’exposition est plus lente que notre perception. Ça fait des traces. C’est un peu le même principe mais plus extrême à la photo, on ouvre l’exposition et on bouge une source lumineuse, et puis on ferme, et ça fait des rayons. Il y a toutes sortes de façons de faire ça pour faire des formes différentes, des textures différentes, des luminosités différentes. C’est une technique très laborieuse, mais qui donne des résultats littéralement électrifiants.

LD : Vous animez souvent vos films à la main, pourquoi ?

MR : Je pense qu’il y a deux raisons. D’abord, j’aime le côté classique du cinéma, j’ai beaucoup de plaisir à le faire. Aussi, je suis très intéressé par le langage cinématographique de la musique visuelle, des animations faites directement sur la pellicule, l’artificialité des effets spéciaux d’autrefois. Je trouve que ce langage est purement formaliste. Ce que j’aime explorer, c’est la possibilité de raconter des histoires avec ce langage-là, de libérer ce formalisme, notre façon habituelle de l’aborder, bâtir des personnages et aussi exprimer des émotions à travers ce langage abstrait.

LD : D’où les références au vocabulaire graphique de l’avant-garde européenne du vingtième siècle dans le film ?

MR : Tesla avait une synesthésie, il avait raconté dans une biographie que chaque fois qu’il ressentait des émotions extrêmes, l’amour ou la peur ou le choc, il y avait des formes. Cette émotion-là était manifestée visuellement en formes géométriques de lumière. J’étais vraiment fasciné par ça, je voulais utiliser l’avant-garde du formalisme de cette époque, Hans Richter, Viking Eggeling, Oskar Fischinger, tous ceux qui avaient une démarche un peu synesthésique. Je pense que la musique visuelle c’est ça. Je voulais utiliser ce langage-là pour raconter cet élément de la vie de Tesla.

LD : Dans le cadre des sommets du cinéma d’animation, vous allez animer une classe de maître (jeudi 23 novembre, ndlr). Quel intérêt avez-vous pour cette démarche pédagogique ?

MR : Je vais parler de mon parcours un peu, je vais faire quelques démonstrations, surtout l’animation de la lumière, car c’est une technique un peu inconnue, surtout dans le monde de l’animation. Il y en a d’autres un peu plus familières. Par exemple le travail sur la pellicule, il y a beaucoup de grands maîtres qui font ça. L’animation de lumière, non. C’est pour ça que c’est le fun de partager ça. Il y a tant de choses qu’on peut faire avec, c’est une technique qui se prête à toutes sortes de lieux d’expression. On a créé toutes ces machines et appareils pour créer nos images, et c’est juste le fun de montrer aux gens comment ça fonctionne. Surtout à l’époque numérique, parce qu’on habite dans une époque un peu tyrannique actuellement, où on prend pour acquis que tout est fait par ordinateur, et rien à la main par des humains. Il y a quelque chose qui se produit quand on fait le travail à la main, surtout sur pellicule. Il y a moins de contrôle, moins d’informations. Quelque chose se produit que je trouve beau. Donc [pendant la classe de maître] on va faire de l’animation de lumière, à la main !

LD : Pour finir, quels conseils donneriez-vous à un étudiant voulant se lancer dans l’animation ?

MR : Je pense qu’il y a deux choses. D’abord il faut être impatient. Il ne faut pas attendre que l’univers te donne des opportunités, il faut se faire son propre travail. Juste le faire, tout simplement, pour le plaisir de faire. Et aussi, je pense que le défi pour les cinéastes indépendants c’est de ne pas être découragé. Il y a toujours plus de talent que d’argent. Il faut avoir beaucoup de projets en même temps. Si on est découragé, on devient déprimé, et si on est déprimé pendant trop longtemps on devient amer, et il n’y a rien de pire qu’un artiste amer, c’est comme la pire chose au monde. Dans toutes les vocations il y a des gens amers, c’est horrible, mais surtout pour les gens créatifs. Dans mon esprit, c’est l’antithèse de la créativité.

 


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