DIALOGUE : DEUX PERSPECTIVES
MARGOT HUTTON – Le pack Facebook, Twitter, Instagram et Tumblr à 25$ par mois ? Avec Netflix et YouTube en plus, on monte à 35$. Ai-je les ressources nécessaires pour de tels « services » en plus du pack « académique » (à savoir Minerva, MyCourses, Google, Wikipédia et autres sites web utiles dans le monde étudiant)? Détrompez-vous, ceci n’est pas le synopsis d’un nouvel épisode de Black Mirror, mais la réalité. Enfin, pour l’instant, seuls les États-Unis ont pris la décision d’abolir la neutralité d’Internet, mais combien de temps avons-nous avant que d’autres ne suivent ?
Avant d’en évaluer les potentielles conséquences, il est important de comprendre ce qu’est la neutralité du Net. Puisque ce concept est bien ancré dans nos mœurs, il peut sembler abstrait. Lorsque l’on souscrit à un abonnement chez un fournisseur d’Internet, peu importe lequel on choisit, on aura toujours tout notre contenu à la même vitesse, car il est impossible de favoriser certains sites au détriment d’autres selon la loi.
Or, cette ère semble révolue, puisque la Federal Communication Commission (FCC) a rendu une décision lourde en conséquences le 14 décembre dernier : en abrogant les mesures prises par l’ancien président américain Barack Obama pendant son mandat qui assuraient la neutralité d’Internet. Alors, quand est-ce que les fournisseurs américains commenceront à commercialiser ces différents packages ? Pour le moment, cela semble complexe, puisque de nombreux États ont déposé une plainte commune contre le caractère arbitraire de cette décision. De plus, un nombre grandissant d’Américains utilise des proxys dans le but de contourner ces mesures.
Si jamais ce projet venait à voir le jour, les conséquences pourraient même s’étendre jusqu’au Canada, car malgré la promesse faite par le gouvernement de conserver un Internet neutre, certains aspects seront plus difficiles à contrôler. Par exemple, il y a de fortes chances que les compagnies américaines haussent leurs tarifs, afin de pallier aux différents coûts qu’engendrera cette nouvelle régulation ; cette hausse des prix aura également lieu au Canada. Les entreprises concernées n’auront pas d’autre choix que d’augmenter leurs prix afin de compenser les insuffisances financières liées aux nouvelles régulations. De plus, certains sites communautaires pourraient se retrouver sans les moyens nécessaires de payer pour la voie rapide, ce qui les menacerait de disparaître à long terme.
Par ailleurs, il s’agirait également d’une atteinte à la liberté d’expression puisque chacun, en fonction de ses besoins, prendra le pack qui lui convient le mieux et donc les gens n’auront pas accès au contenu de la même manière. Chaque fournisseur en contrôlera l’accès comme bon lui semble et donnera l’avantage à leurs propres services au détriment des autres, ce qui pourrait créer une discrimination au niveau des médias. Alors qu’un fournisseur donnera accès au McGill Tribune, il ne sera, par exemple, pas possible de lire Le Délit dans les mêmes modalités. Dépendamment, il faudra payer les suppléments pour le pack ou aller chez un autre fournisseur. Dans ce cas, le problème sera inversé
BENJAMIN BARTON – Un Internet libre par la fin du traitement privilégié des grandes entreprises qui y font obstacle : il s’agit d’un but noble que l’on doit tous soutenir. Toutefois, la brève expérience des États-Unis avec la neutralité du net suggère que la meilleure manière de l’assurer pourrait être d’abandonner cette politique dans sa forme actuelle.
La neutralité du net n’a pas toujours été quelque chose d’important au sud de la frontière, souvent décrite comme « une solution cherchant un problème ». Jusqu’à 2010, quand apparurent les premières régulations, les fournisseurs d’accès internet (FAI) n’étaient régulés par aucune restriction gouvernementale sur les prix de leurs services et la FCC (Federal Communications Commission) ne cite que quatre exemples de comportement anti-compétitif pendant tout ce temps. Ces proto-régulations se transformèrent en neutralité du net complète en 2015 lorsque Tom Wheeler, ancien directeur de la FCC nommé par Obama, déclara Internet service de télécommunication et donc sous l’autorité de son agence.
Le manque d’abus actuel n’est pas une raison suffisante pour condamner les efforts d’empêcher les abus futurs. Cependant, il est douteux que la FCC ait l’autorité de créer de telles régulations. En tant qu’agence exécutive non-élue, son rôle n’est pas d’écrire ses propres règles, mais de faire appliquer des lois promulguées par la branche législative élue ; la séparation est capitale, car le peuple devrait avoir une voix dans la réglementation de la société. La reclassification de l’Internet par Wheeler introduisit ainsi un précédent indésirable : le pouvoir exécutif, loin du citoyen et mené par le président, impose ses caprices sur la population hors du processus législatif. En effet, la neutralité du net disparut aussi vite qu’elle apparut pour cette raison, éliminée par Ajit Pai, nouveau directeur de la FCC nommé par Trump.
D’un angle moins légal, si l’on permet aux FAI de prioriser du trafic venant de sites web particuliers comme Netflix ou YouTube, argumentent souvent utilisés par les sympathisants de la neutralité du net, ces entreprises pourraient accumuler trop d’influence aux dépens du consommateur. Si cela s’avérait vrai, le fait que beaucoup de ces mêmes entreprises soient favorables à la neutralité du net devrait éveiller les soupçons. En ce sens, examinons cela de plus près.
Lorsqu’ils désirent établir une présence Internet, les entreprises quelconques deviennent clientes des FAI. Les FAI relaient ensuite leur contenu aux Internet Exchange Points (IXP), qui le dirige vers l’utilisateur. Google (ainsi que Facebook et Netflix), toutefois, n’est pas client d’un FAI ; ils maintiennent plutôt leur propre réseau mondial lié directement aux IXP, ce qui leur permet de prioriser efficacement les données vidéos, par exemple, au-dessus des données courriels. Autrement dit, la neutralité du net réglementant les FAI n’aurait aucun effet sur le fonctionnement de Google. À l’inverse, les petites entreprises n’ont pas les moyens de maintenir leurs propres réseaux et ne peuvent donc pas légalement discriminer les types de données à des fins d’efficacité. Il semblerait qu’il s’agit d’une situation qui profiterait à une grosse entreprise cherchant à étouffer la compétition.
L’alliance méprisable entre l’État et les grandes entreprises est centrale à la discussion. Celle-ci devrait être condamnable de part et d’autre de l’échiquier politique. Il est temps de reconnaître la neutralité du net telle qu’elle est présentement formulée en tant que loup déguisé en agneau. Une quête visant à conserver un internet libre devrait plutôt commencer par questionner les monopoles locaux des FAI, accordés souvent par les municipalités, et par soutenir des mesures d’ouverture du marché, telles que la libération gouvernementale des fréquences internet pour l’utilisation commerciale. Tout cela peut être fait sans la neutralité du net ; nous n’en n’avons jamais vraiment eu besoin en premier lieu.