Les auteurs de l’ancien régime connaissaient le pouvoir du langage sur la société, bien que celle-ci soit sous son emprise de façon subconsciente. Qu’on l’applique plus subtilement par la mise en pratique de la règle de la prédominance du masculin, ou en proclamant explicitement une opinion sexiste à l’égard des femmes —comme le fait Jean de Meung dans Le Roman de la Rose— cette grammaire française orale et écrite ne reflète plus du tout la réalité du 21e siècle et l’explosion de la diversité des genres. L’écriture inclusive est encore à ce jour farouchement critiquée par les puristes qui s’accrochent à une tradition désuète.
La langue anglaise mène le bal
La langue anglaise, en comparaison au français, a fait de plus grands progrès de ce côté : les pronoms they et their sont aujourd’hui largement utilisés pour désigner une personne sans faire appel à son genre, alors que, dans les territoires francophones, il est encore difficile de se débarrasser de la règle de la prédominance du masculin. En anglais, les noms à terminaison masculine auparavant utilisés comme termes neutres ont, pour la plupart, été modifiés. Par exemple, le nom fireman a été transformé au profit de firefighter, et plusieurs autres mots comportant une telle terminaison sont passés du suffixe man à person. Il faut dire que la langue anglaise a tout de même plus de ressources, de par sa nature linguistique, pour atteindre une écriture et un langage non sexiste.
Et, sans vouloir attribuer l’ensemble des retombées féministes sur la modification du langage, plusieurs psychologues et linguistes croient que ces changements représentent un générateur important dans le grand moteur idéologique. On peut observer un acquis culturel internalisé par le langage chez les enfants : cet apport, à travers sa grammaire et ses expressions machistes, permet à une culture patriarcale de se perpétuer. Chez les individus pour qui la langue est acquise, ces réflexes de rédaction qu’on leur a enseigné influencent et nourrissent un imaginaire sexiste où l’homme prédomine.
Chez les individus pour qui la langue est acquise, ces réflexes de rédaction qu’on leur a enseigné influencent et nourrissent un imaginaire sexiste où l’homme prédomine
Notre mal vient de plus loin
D’où cet acquis culturel tire-t-il ses origines ? La culture est une question de mémoire collective, et nous participons tous à cette « culture » de la sexualisation de la langue, qui, à la base, n’a rien de mauvais en soi. En prenant le point de vue linguistique, le genre de plusieurs mots a été attribué arbitrairement dans l’objectif d’assimiler certaines caractéristiques masculines et féminines à des objets inanimés : « la » terre, lieu fertile où tout prend vie, et « le » ciel, qui féconde la terre par la pluie, pour ne nommer que ceux-ci. Cet imaginaire mentionné plus haut est dans ce contexte facilement observable et n’est pas illogique, mais suit un fil de pensée bien précis et, aujourd’hui, subconscient.
Si l’origine du genre des mots n’est, en tant que telle, ni bonne ni mauvaise, il faut tout de même tracer la ligne entre le genre des mots et le genre des titres. Plusieurs femmes ayant un titre prestigieux hésitent ou refusent catégoriquement que l’on féminise leur titre de président ou de directeur, par exemple. Sur ce point, je partage l’avis de Damourette et Pichon, qui affirment que les femmes s’obstinant à laisser leur titre à la forme masculine tout en insistant pour qu’on laisse l’appellation féminine madame ou mademoiselle avant celui-ci, s’autoproclament comme des monstruosités. Le mot « monstrueux » fait réagir, j’en conviens, mais il faut l’aborder dans le sens d’une situation anormale, improbable, de quelque chose qui n’a pas sa place. Adopter cette appellation c’est affirmer qu’une femme occupant un poste d’autorité est une difformité trop peu fréquente pour mériter d’être officialisée dans la langue.
Le mal de l’aveuglement volontaire
L’Académie française, en octobre 2017, a publié une déclaration concernant l’écriture inclusive : elle consiste en une prédiction du « péril mortel » que cette nouvelle grammaire représente pour rien de moins que la planète. On y mentionne la complexité initiale de la langue de Molière et de la difficulté que représenterait un changement dans sa grammaire ayant déjà son lot d’éléments complexes. Rappelons que les règles d’accord purement machistes n’ont pas toujours été : elles sont une transformation de la règle de proximité appliquée avant l’intervention des écrivains tels que l’abbé Bouhours, Furetière et Vaugelas au 17e et 18e siècle, ceux-ci jugeant que le genre masculin était le plus noble et que ce dernier devait donc l’emporter jusque dans l’accord en présence du féminin. La dominance du masculin est aujourd’hui plus qu’antique ; elle est anachronique. Ce rejet du rétablissement de règles qui n’auraient jamais dû être oubliées ainsi que de l’ajout de néologismes pour rendre compte de la réalité sociologique constituent les seuls réels périls mortels. Contrairement à l’opinion de l’Académie, la règle de proximité est plus facile à appliquer par sa logique inhérente.
La dominance du masculin est aujourd’hui plus qu’antique, elle est anachronique
Un avertissement conservateur
Cet avertissement destiné aux francophones fait perdurer, par son poids idéologique, les mythes concernant le féminisme et la « prise de contrôle » des femmes sur les hommes. Il semblerait que l’on pourrait tirer une fraction des origines du mouvement masculiniste, visiblement réactionnaire. Cette nouvelle grammaire que l’Académie qualifie sans nuance d’«illisible » ne fait qu’ajouter de l’huile sur le feu à un débat déjà très polarisé, car chargé de l’histoire d’une série d’évènements sexistes scandaleux. Ajoutons aux scandales centenaires les objections douteuses récentes du monde des lettres par rapport à la féminisation des titres, qui reflètent parfaitement une culture sexiste jugeant le genre féminin comme indigne. La question de l’écriture inclusive est bien plus qu’un simple enjeu d’accord de verbe et d’apprentissage académique, c’est une décision qu’il ne faut surtout pas prendre à la légère ou même déplacer hors de son contexte. Une grammaire non sexiste représente, en langue française, la simple représentation de la réalité du 21e siècle.
Une grammaire non sexiste représente, en langue française, la simple représentation de la réalité du 21e siècle
Penser « non-sexiste »
Le but de l’écriture inclusive n’est pas de réformer tous les articles et tous les mots genrés de la langue française, à mon avis, mais plutôt de ne pas avoir recours aux pronoms spécifiquement masculins ou féminins lorsque l’on s’adresse à des individus de tout sexe et de tous genres confondus. D’où l’idée des néologismes et des pronoms possessifs tels que ielle, ielleux, celleux, etc. Si ces pronoms ne vous font pas particulièrement envie, essayez l’écriture épicène, la solution simple par excellence pour une écriture non sexiste, ou tout autre niveau d’écriture non sexiste, dépendamment de votre implication politique. L’important, peu importe la technique d’écriture adoptée, est d’avoir conscience des enjeux socioculturels, plus importants que jamais. En parler ne suffit plus, il faut maintenant appliquer, cette grammaire non sexiste.