Déborah Gay est une doctorante en deuxième année de thèse, en Cultural et Gender Studies (Etudes culturelles et de genre, ndlr), à l’Université de Toulouse 2‑Jean Jaurès, laboratoire le Lerass (Laboratoire d’Etudes et de Recherches Appliquées en Sciences Sociales), sous la direction de Marlène Coulomb-Gully. Elle s’intéresse aux questions d’innovation, de production et de représentation dans la fiction au travers des webséries. Elle est aussi journaliste, critique de série, et vacataire à l’Université de Grenoble Alpes, où elle a la charge d’un cours sur l’image.
Comment définit-on l’autre ? Comment peut-on rendre compte à l’écrit, que l’on soit étudiant, chercheur ou journaliste, de ce qu’un homme nous dit quand il parle de son amoureux, une femme de sa compagne, ou quelqu’un de son ami·e (à l’oral, il est impossible de savoir s’il s’agit d’une amie ou d’un ami)? Quand on écrit sur les gens et leurs rapports à leur sexualité, on touche à l’intime et à l’identité. En tant que chercheur ou chercheuse, journaliste ou juste citoyen·ne, on peut faire face à des questions parfois délicates.
La fluidité fait partie des mots qui peuvent parfois autant emprisonner qu’ils libèrent
Rencontrer puis définir l’autre
Si un homme parle de sa relation intime avec un autre homme, n’est-ce pas facile de penser qu’il est gay, sans lui poser ouvertement la question ? Au moment d’écrire un article universitaire, traitant des questions de sexualités, le raccourci sera évident. Être un homme en relation avec un autre homme matérialise alors le fait d’être gay. Pourtant, rien n’est moins évident. Même s’il n’a jamais été qu’avec des hommes, un autre homme peut se définir comme bisexuel, pansexuel ou même asexuel. Si on ne pose pas la question, et il peut parfois être très délicat de la poser, comment être sûr ? Si quelqu’un le peut, il suffirait de demander : « comment te définis-tu, si tu te définis ? »
Ne pas vouloir se définir est aussi une décision qui peut être prise. Le choix de se nommer LGBTQ+ ou de refuser de le faire peut être un acte politique, aussi fort que de manifester le jour de la Fierté. Ainsi, Claudius était un ancien membre des Radical Faeries, une communauté paganiste queer. Rencontré dans le cadre d’une recherche et interrogé sur son orientation sexuelle, il m’a ainsi répondu : « Je déteste les labels… Pour moi, le mot queer, comme je l’ai découvert quand j’avais 21 ans dans la communauté, est une façon de ne plus se définir, si ce n’est par soi, en étant soi. Aujourd’hui je me sens homme gay, demain peut-être que je me sentirai plus femme, plus hétérosexuel, plus je ne sais quoi et moins autre. La vie est un voyage, rien n’est éternel et tout bouge alors je veux être défini par Claudius, libre ». La fluidité fait partie de mots qui peuvent parfois autant emprisonner qu’ils libèrent. Claudius, bien que parlant ouvertement de son compagnon, ne souhaitait pas pour autant porter un mot qui le définisse, devant une identité qu’il perçoit toujours en évolution. Sans lui poser la question, il aurait été si facile de lui faire revêtir cette identité. Un label qui est encore nécessaire et revendiqué par d’autres n’est plus suffisant pour lui. Comment le présenter alors, s’il faut le faire ? L’une des possibilités est de faire comme il le demande, donc simplement comme Claudius, qui a un compagnon. Est-ce suffisant pour autant ? Et encore, Claudius a pris le temps de répondre à cette question sur son identité. Cependant, le fait de présumer l’identité sexuelle d’une personne est tellement simple. C’est un acte que nous faisons tous les jours, soit parce qu’il est facile de ne pas poser la question. Soit parce que la réponse nous semble évidente devant le genre perçu de chaque composante d’un couple. Est-ce que cela ne nous arrive pas tous les jours, quand nous voyons des personnes, des ami·e·s en couple et présumons qu’ils sont hétérosexuels ou homosexuels, selon leurs manières d’être et de vivre, effaçant aussi les affects et expériences trans ou non-binaires ?
Il faut parfois se battre pour pouvoir voir ces corps et ces amours représentés
Représenter et inclure l’autre
Se pose aussi une autre question. Celle d’assurer une représentativité à l’écran. Lors de mon travail de thèse, j’ai ainsi pu assister à des castings pour une web-série qui se définissait comme « LGBT », celle à laquelle Claudius a participé. Les deux réalisateurs, se définissant comme hétérosexuels, souhaitaient les acteurs les plus crédibles possibles, mais des acteurs qui puissent aussi plaire à un public qui ne soit pas forcément queer, qui ne connaisse pas ce monde. Il n’était pas question pour autant de demander quelle était l’orientation sexuelle d’un acteur. Déjà, parce qu’il a tout à fait le droit de ne pas être out, de ne pas avoir envie de l’être, ou de ne pas savoir. Un acteur ou une actrice doit aussi simplement être capable d’incarner quelqu’un qui apprécie les personnes de son même genre. L’idée des réalisateurs était de montrer que les lesbiennes comme les gays ou les pans sont comme les autres. Effectivement, être et montrer à l’écran, par des séries ou des films, c’est avoir aussi pour volonté de s’adresser à un grand public. La peur d’avoir un acteur « qui fait trop folle » était ainsi bien présente. Les réalisateurs avaient peur de ne pas alors accrocher un public hétérosexuel, qui aurait pu s’intéresser à la série, et peut-être s’intéresser à la communauté LGBTQ+. Ils avaient une volonté militante, celle de faire changer les mentalités de ceux qui ne connaissent pas le milieu. Mais sans « folle ».
L’un des slogans lesbiens des années 70 était : « Nos désirs font désordres ». Pourquoi ? Parce que justement, ils remettaient en cause une norme, la norme hétérosexuelle de l’époque. L’une des raisons pour lesquelles le sigle LGBT s’orne désormais d’un Q, d’un +, ou devient LGBTQIA, et ne cesse de s’allonger, c’est parce que non, la norme n’est pas forcément le but. Pas pour tou·te·s. L’acceptation, l’inclusion dans la société, oui. Vivre ses amours, monogame ou non, en tant que trans, butch ou queer, fairy ou bear, ne pas se définir ou si, en toute sécurité, est aussi un but.
La philosophe (et figure de proue des études de genre) Judith Butler l’a dit : les mots sont importants. Si elle étudiait plus précisément, dans son ouvrage éponyme, le pouvoir des mots et celui de l’injure ; on parle aussi du pouvoir qu’il y a à se nommer soi-même. Bi. Queer. Pan. Polyamoureux·se. Le sigle LGBTQI+ ne cesse de s’agrandir, car il en a besoin. Sous l’arc-en-ciel, chacun doit pouvoir y trouver sa couleur. Dans le quotidien, mais aussi dans nos cultures médiatiques. Ainsi en 2017, dans sa dernière BD, Corps sonores, Julie Maroh explique : « Nous ne sommes pas une minorité, nous sommes les alternatives. Car il y a autant de relations amoureuses qu’il y a d’imaginaires ». L’autrice de Bleu est une couleur chaude rappelle ainsi que le corps comme l’amour sont aussi politiques. Il faut parfois se battre pour pouvoir voir ces corps et ces amours représentés. Dans la fiction, qu’elle soit sur papier comme en BD, ou sur pellicule, au cinéma ou à la télé. Ainsi, la sociologue Teresa de Lauretis, dans Théorie queer et culture populaire, explique que le cinéma, la télévision, l’industrie du livre, sont des technologies de genre. Ce sont des éléments qui nous conditionnent dans l’espace public. Comme l’explique aussi l’universitaire Sara Ahmed dans Queer phenomenology, les représentations fictives ont un impact qui non seulement conditionne l’individu, mais rejette ceux qui ne correspondent pas à un idéal hétéronormé dans la sphère de l’impensée. Le politique au contraire, c’est exister dans un endroit où l’action publique est possible. C’est pourquoi montrer que ces corps et ces amours existent, à travers les industries culturelles et médiatiques est une action politique. Être représenté, être nommé, se nommer, c’est ainsi pouvoir penser sa propre existence.