Commençons de la sorte : « Je sais que ma naissance est un hasard, un accident risible, et cependant, dès que je m’oublie, je me comporte comme si elle était un événement capital, indispensable à la marche du monde. » Cette citation, tirée du recueil d’aphorismes De l’inconvénient d’être né, peut en désarçonner plus d’un. En effet, n’est-ce pas l’apanage des sociétés néolibérales de s’articuler autour du « je, me, moi » ? Mes droits, ma personne, mon compte Facebook, ma photo de profil, mes abonnés Instagram. Vous me likez, donc je suis.
Emil Cioran est connu dans le monde occidental comme étant l’un des auteurs les plus pessimistes. Sur les cimes du désespoir, Précis de décomposition, Syllogismes de l’amertume, Écartèlement : ces titres jettent le ton. Je ne cacherai pas que je fais de Cioran une lecture très personnelle et sélective, voire fort probablement erronée au sens de l’écrivain. Néanmoins, s’il est possible de rejeter les propositions les plus sombres de l’auteur afin d’éviter l’angoisse perpétuelle, notamment en ce qui concerne l’approche de la mort ou du suicide, le constat de Cioran demeure sans appel et assez facile à comprendre : rien n’est nécessaire et surtout pas notre personne. Cela permet de pointer des tendances fâcheuses qui, au final, fatiguent plus qu’autre chose, notamment celles à vouloir absolument remplir chaque parcelle de notre existence pour, consciemment ou non, cacher un vide.
L’autel de l’insignifiance
Cette lecture m’amène à reconsidérer l’usage que je —et probablement d’autres avec moi— fais des réseaux sociaux. Après tout, comment expliquer le temps que je passe à faire défiler mes différents fils d’actualités ? Quelques instants de réflexion mettent en lumière la certaine absurdité de la logistique déployée pour l’insignifiance. Après tout, les réseaux sociaux —pas seulement Facebook— utilisent des quantités considérables d’énergie dans le maintien des serveurs, mobilisent une quantité astronomique de données informatiques sans compter les ressources nécessaires (eau, métaux rares, etc.) pour construire les ordinateurs, tablettes et téléphones nous permettant d’accéder à ces réseaux. Pour quoi donc au final ?
Chaque instant est élevé au rang d’évènement, comme si l’on venait tous de signer le Traité de Versailles
Cioran de dire : « Je ne fais rien, c’est entendu. Mais je vois les heures passer —ce qui vaut mieux qu’essayer de les remplir. » Ce passage m’a frappé par son actualité. Comment ne pas voir dans les photos de repas, les stories Instagram, un remplissage flagrant ? Chaque instant est élevé au rang d’évènement, comme si l’on venait tous de signer le Traité de Versailles. Car, qu’on le veuille ou non, c’est bien ce que l’on insinue lorsqu’on partage une photo de nous en train d’étudier dans un café, non ? Ne prendre qu’un seul égoportrait n’est-il pas alors étrange lorsqu’on réfléchit à ces implications ? « Regardez-moi. Je suis. Je vaux bien que vous sachiez que je suis là. » Sinon, pourquoi ne pas garder la photographie pour nous-mêmes ? Pis encore, pourquoi annexer à son égoportrait une citation célèbre, le plus souvent sans réellement connaître le contexte de la citation ni même sa véracité ? Comme si cela permettait de camoufler la futilité de l’action, de se convaincre de sa pertinence aux yeux du monde.
Je ne cacherai pas l’ironie de mes propos, moi-même possédant un compte Facebook dont la photo de profil est affublée d’une réplique d’un dessin animé que j’aime beaucoup. Pour sortir un cliché utile : « Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre ! », comme disait l’autre. Personnellement, et contrairement à Cioran, je ne crois pas que « remplir ses heures » soit une si mauvaise chose si cela permet à tout un chacun de créer une intimité, au demeurant privée. Pourquoi ne pas se déconnecter et aller observer les arbres —sans cortège ni galas— ne serait-ce que pour le plaisir de le faire ? Sans photo, sans mot-clic. Être seul avec soi-même et apprécier l’existence pour l’existence.