Exeko est une organisation à but non lucratif qui se penche sur la question de l’exclusion sociale et les manières innovatrices d’y remédier. Les solutions sont des initiatives donnant un plus grand accès à l’art, la culture et la philosophie aux populations marginalisées. Dorothée de Collasson est chargée de projets à Exeko.
Le Délit (LD): Les besoins nécessaires à l’inclusion selon Exeko ne sont pas nécessairement financiers mais résident plutôt dans l’art, la culture, la formation d’un esprit critique. Votre travail vient-il combler un manque à vos yeux ?
Dorothée de Collasson (DC): À Exeko, en fait on a commencé à lutter contre l’exclusion sociale en travaillant beaucoup avec les personnes exclues. Ce qu’on voulait faire c’était leur offrir un espace d’expression, un espace de réflexion et de création. On s’est rendu compte avec le temps que ça ne suffisait pas pour lutter contre l’exclusion sociale de travailler uniquement avec les personnes qui en sont victimes donc on a élargi. Aujourd’hui, si on veut que les choses changent de façon systémique, globale et durable, il faut travailler à la fois avec les personnes qui sont victimes d’exclusion et les personnes qui la génèrent, consciemment ou non. Donc les personnes marginalisées ou à risque de l’être, les messieurs et mesdames tout-le-monde qui ont des préjugés et puis qui vont avoir des comportements qui font en sorte que telle personne est exclue, les institutions et les politiques. En gros, à Exeko lutter contre l’exclusion sociale ou promouvoir l’inclusion c’est travailler sur plein de plans différents, c’est reconnaître l’égalité des intelligences. On présume que la personne en face de soi a le même potentiel à créer et à penser que toi mais qu’elle n’a peut-être pas eu les mêmes opportunités de mettre en œuvre ce potentiel. On regarde comment, avec cette présomption, ça peut changer les liens entre les gens, et ça fonctionne. Donc effectivement c’est pas financier, c’est juste reconnaître l’existence de quelqu’un, reconnaître que cette personne a des savoirs qui ne sont pas les mêmes que les tiens mais qui sont tout aussi valables, qu’elle a une opinion qui peut venir nourrir la tienne, qu’elle a un parcours de vie qui l’amène à avoir un angle de vue différent sur les choses. C’est des voix qu’on n’entend pas assez, mais qui pourtant sont tout aussi légitimes de s’exprimer sur des sujets. Donc, comme tu disais on passe beaucoup par la créativité, par l’art, par la culture, on passe aussi par la philo et par le développement de la participation citoyenne.
LD : Pouvez-vous mesurer l’impact de votre travail vis-à-vis des personnes marginalisées ?
DC : On essaye. En fait le défi c’est que répondre à ces problématiques sociales là, ça se fait pas tout seul donc on est vraiment complémentaires à tout ce que font les intervenants sociaux. Si on reprend le cas des personnes en situation d’itinérance, heureusement qu’il y a des personnes qui travaillent à leur trouver un logement, un travail, de la nourriture, etc. Nous, on arrive et on leur parle de littérature, de vidéo, donc on a vraiment besoin de travailler tous ensemble. Quand il s’agit de mesurer l’impact j’ai l’impression qu’on est un maillon de la chaîne. À moi toute seule en donnant un livre dans la rue, dans quelle mesure c’est ce geste-là qui a fait une complète différence dans la vie d’une personne ? Est-ce que ça a joué ? Sûrement. Comment on le mesure ? On prend les citations des gens, on quantifie le nombre de personnes qu’on rencontre mais c’est surtout ce que les gens vont nous dire qu’on va prendre comme de l’impact puis on va essayer de le traduire.
LD : Puisque que l’art, la culture, la philosophie etc. sont souvent vues comme des sphères élitistes ; pensez-vous que les personnes à qui vous vous adressez puissent avoir du mal à se sentir concernées par ces sujets ?
DC : Ça pourrait. Mais justement, je pense que toute l’approche d’Exeko vient essayer de casser ça et de dire, « la philo ne devrait pas être élitiste, et l’art ne devrait pas être élitiste et tout le monde peut en faire en fait ». Si tu vulgarises un petit peu plus les concepts [philosophiques] tu te rends compte que tout le monde a matière à s’exprimer sur ça. Puis pareil pour la culture. À travers un projet qu’il y a autour de nous aujourd’hui, « Métissages urbains », on essaie d’encourager la pratique artistique. Ici, on a une vingtaine d’artistes qui exposent, qui sont des artistes qui ont fait des résidences avec nous. En gros, ils voulaient travailler avec la communauté, mais ne savaient pas nécessairement comment le faire, ou par quel moyen entrer en lien avec certaines populations. Ça fait que nous on les accompagne dans tous leurs cheminements artistiques et eux mettent entre les mains de parfaits inconnus dans l’espace publique leur concept créatif. Du coup, ça permet à des gens qui se seraient pas du tout pensés artistes de se retrouver aujourd’hui dans une expo. On essaie de briser ça, de briser le côté élitiste de la chose.
LD : Est-ce que le fait de rentrer en contact avec une diversité de sensibilités est un défi pour les personnes portant les projets à Exeko ? Y a‑t-il parfois des préjugés ?
DC : Déjà, oui on en a des préjugés, c’est cool de s’en rendre compte et c’est cool de les voir tomber aussi. Je vais parler en mon nom, ça fait six ans que je suis à Exeko et c’est clair que j’ai changé. Quand je suis arrivée j’étais beaucoup plus timide d’aller rencontrer des messieurs dans la rue. Ça me sortait tellement de ma zone de confort, que ce soit d’aller dans la caravane (un des projets d’Exeko, ndlr), rencontrer des gens dans la rue, ou que ce soit d’animer des ateliers devant quinze jeunes qui sont comme ça au fond de la salle (imite le désintérêt, ndlr), c’était très challengeant. Exeko m’a donné énormément d’outils pour ça, soit des techniques créatives, soit justement cette posture dont je te parlais, la posture éthique de présumer que tout le monde est intelligent. Je me rends compte que, ça, plus le fait d’habiter au Québec, ça m’a rendue beaucoup plus ouverte envers tout le monde. Le fait d’avoir à un moment donné peur de l’autre, ou de pas savoir comment lui parler, [et bien] il disparaît. Il s’agit de porter attention à la personne, ce qui est génial, ça permet d’éviter d’invisibiliser les gens. Il y a des personnes qui ne voulaient pas qu’on mette la lumière sur eux, puis des activités comme ça de création collective dans l’espace public, à la fin de la journée ils venaient me voir et me disaient « c’est tellement cool parce que je me sentais comme tout le monde ». Il faut développer une sensibilité et une empathie, mais pour autant se comporter normalement avec des personnes qui sont normales.
« À Exeko, lutter contre l’exclusion sociale ou promouvoir l’inclusion […], c’est reconnaître l’égalité des intelligences »
LD : Quelle est la liberté que vous laissez aux gens au niveau de l’art et la création ?
DC : Je pense qu’on laisse une très grande liberté. La façon dont les projets concrets se déploient, je peux t’en citer quelques-uns. La Caravane est une idée d’action mobile, on distribue du matériel d’art, ce qui fait que ce que les gens vont faire avec, ça les regarde. Nous on donne un accès à ça, on amène du matériel d’art comme étant une réponse alternative à… Je dis réponse car il y avait un intervenant social qui m’avait dit que la drogue ou la violence ou l’alcool n’étaient pas des problèmes, c’étaient des solutions néfastes, que des personnes avaient trouvé à des problèmes plus profonds, qui étaient le besoin de s’exprimer, de s’évader. Donc nous on s’est dit, avec un livre, tu peux t’évader, avec un crayon et du papier, tu peux t’exprimer de façon beaucoup plus saine. Ça c’est une des façons dont on utilise la créativité comme réponse à des problématiques. Le programme que t’as ici, « Métissages urbains », nous on sélectionne des artistes, on sélectionne des projets pour leur volonté de travailler avec la communauté, leur aspect inclusif et comment ils vont être capable de rassembler des gens. Les artistes sont très libres. Il y a des œuvres ici dont la qualité esthétique pourrait être remise en cause, disons par le milieu artistique. Ce qui est intéressant, c’est de voir la démarche qu’il y a derrière. On ne finance pas les artistes avec une commande artistique, on les finance pour qu’ils puissent explorer quelque chose dans leur pratique et que ça vienne les nourrir.