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Catharsis renversée

Cri de douleur autochtone, La cartomancie du territoire déploie les plaies de la colonisation.

Maxime Côte

La scène est immense, toute en longueur. Occupée, par intermittence, de fauteuils, et de trois acteur·ice·s. D’abord, une femme chante, un cri déchirant en langue innu-aimun. Puis Philippe Ducros, auteur, metteur en scène et acteur de la pièce prend la parole. À l’hiver 2015, il a sillonné le Québec pour rencontrer les onze peuples de Premières Nations qui bordent les autoroutes 132 et 138. Cette pièce est le récit de son voyage. Témoignage incarné tour à tour par l’occidental qui veut comprendre et par les autochtones qui veulent être entendus. En arrière-plan, un écran diffuse des images du territoire. Pylônes, forêts décimées, routes, camions et réserves se succèdent. Le territoire est au centre d’une colonisation persistante et d’une acculturation presque achevée. Cette « cartomancie », pourtant, évoque la possibilité d’une relecture du territoire par les mythes, les histoires et les traditions autochtones.

Dire la colonisation

Kathia Rock et Marco Collin, acteur·ice·s d’origine autochtone s’adressent tour à tour au public. Fiers et résignés, ils portent des monologues simples et déchirants, mêlant le français, langue forcée, et l’innu, langue arrachée.

En 1876, les réserves sont établies avec l’adoption de l’Indian Act (Loi sur les Indiens, ndlr). Par la même, les « Sauvages » sont considérés comme mineurs, et vus comme des éléments à intégrer. Sujette à de nombreuses réformes et contradictions, cette Loi sur les Indiens est aujourd’hui toujours en vigueur. La pièce déploie par les mots les générations de traumatismes et de traumatisé·e·s qui jonchent les territoires de la colonisation. Ils·Elles racontent les pensionnats pour « tuer l’Indien dans l’enfant », le déracinement au retour des pensionnats, l’alcoolisme, la vulnérabilité des femmes autochtones, les taux d’emprisonnement, le froid. Surtout, l’impossibilité de s’ancrer, aussi bien dans des terres que dans une culture, quand leur mode de vie nomade a été annihilé par la sédentarisation forcée au sein de réserves qu’ils n’ont pas choisies.

Véhiculer la violence

La violence vécue au quotidien est transportée des réserves à la salle de théâtre. Les mots s’impriment dans les mémoires, marquent le·a spectateur·ice. La compassion laisse vite place à la culpabilité. La pièce martèle, encore, l’insoutenable réalité. Hôtel Môtel, la société qui produit la pièce se donne pour mission de faire voyager le·a spectateur·trice hors des contrées habituelles québécoises, avec en arrière-plan la volonté d’un questionnement identitaire. Précisément, La cartomancie du territoire met le·a spectateur·trice face aux complexités de l’identité québécoise et au coût de sa construction. Il·Elle ne peut qu’écouter, et être exposé·e à son tour à la difficulté d’un quotidien dans les réserves.

Ancrer les mots

L’exutoire artistique prend ici la forme d’une catharsis inversée. Le spectateur n’apaise pas, ne relâche pas ses passions. Au contraire, ce sont les peuples autochtones qui trouvent une voix sur scène et tentent de libérer leur parole. S’ils ne peuvent récupérer le territoire alors l’art leur permet d’influer sur la pensée. Le spectateur comprend les ambiguités de l’espace qui n’a pas toujours été conquis à mesure que les acteurs égrènent les pans de culture qui leur ont été arrachés. En face, les traditions menacées s’ancrent dans les mots et trouvent sur scène un espace où exister.


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