Samedi, plutôt que de profiter de ce qui était annoncé comme l’une des dernières fins de semaine d’été en vadrouillant sur le boulevard Saint-Laurent rendu piéton, plutôt que de me laisser aller à l’oisiveté alléchante des lendemains de soirées un peu arrosées, plutôt que d’essayer de me perdre un peu dans le quartier où j’ai récemment emménagé, j’ai préféré m’enfermer deux heures dans les salles d’exposition surclimatisées du 1380 rue Sherbrooke.
L’Histoire de l’art est une discipline à réinventer, à réécrire en prenant en compte les discours et les récits jusqu’alors marginalisés
« Décoloniser le regard »
Décoloniser, déconstruire, défaire, démolir, désamianter, sont toutes autant de notions qui, de manière générale, m’interpellent, surtout quand elles se réfèrent à des représentations artistiques dont nous sommes plus ou moins gavés depuis le plus jeune âge.
Le plus jeune âge, c’est à peu près par-là que j’ai pour la première fois entendu parler de Picasso. Par ma mère, par la télé, dans un bouquin… Impossible de remettre le doigt sur le discours qui a gravé son nom en énorme dans mon cerveau, au panthéon des artistes les plus grand·e·s que le monde ait jamais connu, aux côtés de Victor Hugo, Rodin ou Apollinaire. Un peu exagéré me direz-vous ? J’en conviens. Mais j’ai mis un certain temps à comprendre que des artistes peintres, des sculpteur·ice·s, des plasticien·ne·s ou des auteur·ice·s pouvaient être rencontré·e·s ailleurs que dans les archives de la culture légitime occidentale (mise en avant à l’école ou dans les livres d’histoire), où les hommes blancs sont surreprésentés.
Alors, « décoloniser [mon] regard », puisque tel est l’objectif ambitieux que s’est fixé le Musée des Beaux Arts de Montréal, c’est tout un projet.
Les vraies Demoiselles d’Avignon
« Arts primitifs », « arts nègres », « arts Africains » : tout ce qui se rapporte au monde non occidental est assujetti aux étiquettes composées par les sciences humaines et sociales blanches et européennes du XIXème siècle. Il est rappelé que l’histoire de l’art est une discipline à réinventer, à réécrire en prenant en compte les discours et les récits jusqu’alors marginalisés, car leurs codes ne correspondaient pas à l’esthétique occidentale imposée au monde lors des conquêtes coloniales.
Réinventer les narratifs de l’art non-occidental passe alors par la réappropriation de ces mêmes narratifs. Aussi le musée expose les oeuvres d’artistes non-blancs, non-européens, souvent d’origine ou de descendance africaine (ah, l’Afrique, ce grand pays). Pour n’en citer que quelques-unes, je retiendrais le travail du vidéaste Mohau Modiasengk, né à Soweto, les photographies de Zanele Muholi, artiste queer sud-africaine ou enfin le magnifique tableau intitulé I learned the hard way (j’ai appris à la dure, ndlr.) de Mickalene Thomas. Par ailleurs, à l’entrée de l’exposition, une installation collaborative créée par un collectif de femmes montréalaises, qui se fait appeler « The Woman Power », est présentée. Ce projet pose une question – qui sont les vraies demoiselles d’Avignon ? – et invite des femmes artistes à dialoguer avec l’œuvre du peintre Minotaure. Par la photographie notamment, les artistes questionnent le rapport qu’entretenait Picasso avec ses modèles et tentent de présenter autre chose qu’une vision fétichisée des corps féminins.
L’ensemble de ces travaux fait écho aux écrits d’Achille Mbembe, de W.E.B Du Bois ou de Simon Gikandi. Certaines citations de ces auteurs qui ont fait la pensée décoloniale sont retranscrites sur les murs.
Cette grande exposition, qui réunit des centaines d’oeuvres venues des quatre coins du monde nous donne une occasion unique de pouvoir contempler à la fois des tableaux d’un peintre illustre ainsi que des projets modernes et définitivement décoloniaux. Malheureusement, l’articulation des oeuvres entre elles et le propos tenu globalement par les textes qui accompagnent la déambulation dans les galeries m’ont paru parfois maladroits voire totalement insuffisants quant à une possible déconstruction de notre rapport à l’art non-occidental.
De l’objet au sujet
Pablo Picasso, bien que confronté à des oeuvres et des réflexions critiques de son travail, est tout de même érigé en héros dans cette exposition. En témoignent les frises chronologiques qui lézardent les murs des différentes salles et qui mettent en parallèle l’unique destin du peintre espagnol avec des évènements politiques internationaux et transcontinentaux ayant rythmé les luttes d’émancipation des peuples colonisés. J’ai été quelque peu déconcertée à la lecture des mentions suivantes juxtaposées : « 1900 : première conférence panafricaine » / « 1902 : Picasso réalise sa première sculpture en terre cuite ».
Loin de moi la pensée que les destins individuels ont moins d’importance que les traités et les conférences internationales. Ma critique réside plutôt dans l’idée que les destins individuels qui ont « voix au chapitre » sont souvent ceux des quelques mêmes grands artistes que l’on a bien voulu reconnaître en tant que tels. À qui l’on veut bien reconnaître un droit à cette individualité. Une décolonisation du regard doit passer par la décentralisation de la culture vers d’autres individualités, notamment celles qui ont été et sont encore dominées, passées sous silence. Ce sont ces dernières qui doivent passer du statut d’objet à celui de sujet. C’est pour ces individualités artistiques qu’il y a urgence. « Picasso face au reste du monde », ce n’est pas un regard décolonisé. C’est encore faire d’un artiste européen le seul sujet que l’on confronte à des centaines de masques Baoulés, de coiffes Aka mais aussi de corps (souvent de femmes) réduits à l’état d’objet. Celui-ci s’en délecte, s’en inspire, s’en émeut, il leur ajoute une valeur esthétique, et c’est là le fil conducteur d’un projet d’exposition qui se veut décolonial ? Encore raté.
« Picasso en Nigritie » 1
Picasso est cité ainsi à propos des objets venus d’Afrique subsaharienne qu’il collecte et dont il s’inspire : « Je ne sais pas d’où ça vient, je ne sais pas à quoi ça sert mais je comprends très bien ce que l’artiste a voulu faire ». C’est tout à son honneur (et un peu prétentieux), mais selon moi, un discours véritablement décolonial s’attacherait à souligner que si l’intention de l’artiste anonyme ne nous est pas parvenue, c’est parce que pour la plupart, les possessions de ces objets par des Européens sont l’oeuvre de pillages et d’appropriation par des rapports de forces 2. Ce n’est pas qu’une question de mysticisme qui relierait le génie de Picasso et l’âme de celui qui a créé ledit objet. C’est aussi une question de colonisation. Au cours de l’exposition, est surtout mis en évidence ce que Picasso a su apprécier dans ce qu’il appelle « les arts Nègres ». Mais rassurons nous, il « déteste l’exotisme »3.
Une décolonisation du regard doit passer par la décentralisation de la culture vers d’autres individualités
On notera aussi les nombreuses références faites à l’amitié qu’entretenaient Pablo Picasso et Léopold Sédar Senghor, poète et premier président de la République sénégalaise, un peu comme pour assurer au public que la rhétorique anticoloniale du peintre de génie fut validée par un de ceux que l’on reconnaît comme un pilier du mouvement de la Négritude. Ces références, ainsi que les oeuvres présentées plus haut qui ont retenu mon attention, m’ont parfois donné l’impression d’être là en tant qu’alibi, comme pour faire oublier que la mention « Picasso » dans le titre de l’exposition est probablement la raison pour laquelle elle a réuni plus de 150 000 spectateurs. Le peintre protagoniste bien qu’un peu bousculé, demeure celui dont nous connaissons tou·te·s le nom à défaut de connaître ceux des centaines d’artistes anonymes dont il s’est inspiré ou qui ont su répondre à ses travaux problématiques.
Sur le pas de la porte du musée, la chaleur étouffante à laquelle j’ai pu échapper pendant quelques heures me reprend à la gorge. Je sors de cette exposition un peu frustrée, un peu fatiguée, avec une opinion clairement mitigée. Cela étant, je suis heureuse d’avoir pu lire en très grand dans une institution culturelle aussi prestigieuse que le Musée des beaux-arts de Montréal, la phrase de Zanale Muholi, surplombant son immense portrait : « Je me réapproprie ma condition noire qui, selon moi, est continuellement interprétée par d’autres privilégiés (…) Je ne joue pas à être noire ».
À quand des centaines de milliers de visiteur·se·s au MBAM se précipiteront pour voir une exposition intitulée : « D’Afrique aux Amériques : Muholi en face à face, d’hier à d’aujourd’hui. »